Yann Orpheus Blog

D’abord parce que l’utiliser revient à présumer que certains sujets sont plus sensibles que d’autres, qu’il y a des déclencheurs qui méritent une précaution, alors que d’autres, on s’en fout un peu. Une personne qui modère une photo d’alimentation, mais publie normalement une photo de sa nouvelle voiture dit implicitement « je suis plus sensible à la question des désordres alimentaires qu’à la question des gens perturbés par la situation écologique au point d’avoir une réaction épidermique à la vue d’une automobile ». Modérer un contenu plutôt qu’un autre revient à établir une hiérarchisation de la sensibilité d’autrui, en sous-entendant « Ça, je considère que c’est une raison valable. Mais ça, t’es gentil coco, tu prends sur toi et tu te démerdes pour assumer ».
On m’objectera qu’il y a tout de même beaucoup plus de personnes souffrant de problèmes de bouffe que d’écohypersensibles. Certainement, mais tenir compte du nombre, de la majorité, ne revient-il pas à faire une certaine forme de normalisation ? La quantité fait-elle la validité ? Et si vraiment on doit tenir compte du nombre d'individus, et en poussant à l’absurde, cela ne pourrait-il pas revenir à justifier le floutage des contenus homos pour ne pas choquer des hétéros ?
Ensuite, parce qu’absolument toute photographie peut être problématique ! Il y a forcément quelqu’un quelque part qui peut être atteint par cette petite image que tu pensais innocente et que tu as postée sans alerte de contenu. Une photo de ton enfant pourrait perturber cette femme ou cet homme souffrant de stérilité. Une photo de ton couple souriant pourrait filer le blues à ce/tte célibataire qui ne trouve pas chaussure à son pied depuis une éternité. Une photo de ton lieu de vacances pourrait déranger cette personne qui n’a pas les moyens d’en prendre ou de voyager. Ta joie sur une photo pourrait être un déclencheur chez quelqu’un de dépressif… Tout comme tes loisirs, pour quelqu’un qui s’ennuie à mourir…

On en arrive à la situation extrême où par extension, puisque tout le monde n’a pas la même sensibilité que soi, autant préserver tout le monde de tout et flouter tous les contenus photographiques. On me chuchote dans l’oreillette que c’est la politique appliquée dans certaines instances Mastodon qui impose le Content Warning par défaut à toutes les photos.
Mais là encore, il y a une certaine hypocrisie : celle de considérer que seul le contenu photographique est source de déclencheurs psychologiques, que la sensibilité d’autrui est plus facilement atteinte par un contenu visuel que textuel. De mon côté, je suis persuadé qu’une personne souffrant de son célibat sera atteinte de la même façon par un simple tweet « Elle a dit OUI ! #Champagne #BagueAuDoigt » que par la photo en gros plan de la bague de fiançailles au doigt d’une main tenant une coupe de champagne. Pareil pour le simple tweet de quelqu’un qui se réjouit d’une augmentation de salaire face à celui qui vient de se faire licencier. Un tweet qui parlerait de content warning doit-il faire l’objet d’un content warning pour prendre soin de l’état mental de ceux que l’utilisation de mots anglais rend dingue quand il existe des équivalents français ? Il en est de même pour ceux que la forte utilisation d’émoji rend hystérique. Doit-on modérer avec une version préalable expurgée des petits symboles rigolos ? Et pareil, pour quelqu’un qui publierait le lien d’une chanson vers une plateforme musicale. Est-ce que quelque part, il ne se fout pas un peu de ceux qui vivent mal leur surdité ? Quand tu postes un lien vers un article de Libé, est-ce que tu te soucies de celui qui sera frustré de ne pouvoir le lire parce qu'il n'a pas les moyens de s'offrir l'abonnement ? Etc... etc...
Nous voyons bien maintenant qu’il faudrait mettre un Content Warning sur absolument toutes les publications, avec ou sans illustration… 🙃

Une connaissance à qui je parlais de cela m’avait répondu « Tout ça, c’est le problème des gens qui postent égocentriquement leur vie privée sur les réseaux sociaux. Je ne te donne pas mon Twitter, il ne t’intéresserait pas. Je n’y publie que des analyses politiques et économiques ».
Par politesse, j'avais préféré ne pas répondre. Intérieurement, j’étais partagé entre hurlements et crises de fou rire… Déjà, qu’y a-t-il de plus déclencheurs que des opinions politiques ? Ensuite, limiter son expression sur les réseaux sociaux à un étalage de ses analyses sociétales n’est-il pas une forme d’affirmation de soi ? Une façon faussement modeste et pourtant implicite de dire « Regardez comme mon cerveau est bien fait, comme lui et moi détenons la vérité vraie ! Et si tu n’es pas d’accord, j’ai déjà tout un thread en tête pour te prouver le contraire. »
Encore une fois, on croit toujours son contenu safe, alors qu’on est toujours le toxique de quelqu’un.

Mon trigger à moi, c’est justement le Content Warning ! 😱
La simple vue de ce flou d’autocensure suffit à me faire monter la boufaïsse. Et bien entendu, je demande à voir.  Les raisons peuvent être la curiosité (« Bah puisque tu veux me cacher un truc, maintenant, faut absolument que je le vois ! ») ou le défi (« Ah ouais, tu penses que ton contenu peut me choquer ? MDR ! Et ben, tiens, paf, je clique !»). Au final, la meilleure façon de m’obliger à voir un contenu est certainement de mettre un content warning dessus. Autant, quand je suis pressé, je peux lire en diagonale et filtrer du regard ce qui est  plus ou moins susceptible de m’intéresser, qu’un contenu en content warning va automatiquement bloquer mon scrolling et m’inciter à regarder. (Notons au passage que le taux de déception suite à la révélation du contenu effleure les 75%, je pense…). Ce Content Warning que je voyais en introduction comme quelque chose d'à priori positif est vécu à l’usage comme un vulgaire clicbait ! Le comble…
Alors bon, toi qui veux prendre soin de tout le monde avec cette modération volontaire, comment tu t’y prends avec les curieux maladifs comme moi ?

Avant de décider de ne pas utiliser cette fonctionnalité, j’ai tout de même réfléchi un tout petit peu à la question. Finalement, je me suis dit qu’en acceptant d’aller sur les réseaux sociaux, il fallait accepter de se mettre un minimum en danger face à ce qui peut nous heurter. Il y a une certaine forme de contradiction à vouloir échanger avec le monde tout en restant dans le confort de son île déserte. À dose homéopathique (et j’ai bien conscience de la charge virale du mot homéopathique pour certains…), il se pourrait même que cela aide à surmonter ses propres problèmes, comme une désensibilisation progressive... 🤔
Et puis il existe d’autres fonctionnalités pour se protéger : le mute pour mettre en sourdine les sujets qui nous dérangent, et le blocage pour éradiquer de notre fédiverse les gens dont les comportements nous sont toxiques. Il faut se décomplexer de l’unfollow et du blocage. On n’est pas là pour se faire souffrir.
Tout comme, il n’est pas dramatique d’être ignoré ou bloqué. Perso, je préfère être bloqué plutôt que de me torturer à me demander à chaque fois si je dois ou pas jeter un voile sur mes publications. Que tu ignores mes publications sur les réseaux sociaux ou même sur ce blog ou que tu me bloques parce que je n’ai pas modéré telle publication ne va pas donner un sens différent à ma journée. J’ai bien conscience de cette forme d’individualisme égoïste dans la non prise en compte de la sensibilité d'autrui, mais je pars aussi du principe qu’il y a une forme d’accord quand on suit quelqu’un, de contrat tacite d’acceptation de lire et voir ce que publie la personne (sauf bien sûr pour ceux qui suivent systématiquement tout le monde pour faire du chiffre, mais là, il me semble qu'il s'agit davantage d'un you-problem d’addiction à l’audience et que je n’ai pas à prendre de précautions pour eux…). En définitif, ma timeline ne me choque pas, parce qu’avec le temps, elle s’est construite de gens qui ne me rendent pas dingue. Les autres sont passés à la trappe de la sourdine, du désabonnement ou du blocage.

C’est peut-être aussi pour cela que j’ai fait récemment le choix de moins m’exprimer sur les réseaux sociaux et davantage sur ce blog. Je fais ici ce que je veux sans avoir à me soucier de quoi que ce soit, sans me poser la question de ma modération, sans contraindre qui que ce soit à la lecture. Quand quelqu’un débarque chez moi, c’est un choix volontaire, à ses risques et périls. Le cas échéant, libre à lui de partir sans rien dire et ne plus revenir ou d’exprimer son mécontentement dans les commentaires avant de claquer la porte...

Après, tout ceci n’est que mon point de vue. Si tu es un adepte du content warning, grand bien te fasse et n’y change surtout rien ! Tu as certainement des raisons absolument légitimes et loin de moi l’idée de de t'en dissuader ou de préconiser quoi que ce soit.
Note bien qu'il n’est pas dit que je ne changerai pas d’avis un jour. Il y a 20 ans, je disais bien que « je ne voyais pas la couleur de peau chez autrui » alors qu’aujourd’hui je trouve que cette phrase de blanc-privilégié est horrible, car elle fait abstraction de ce que cette couleur implique dans le quotidien de l’autre, dans son histoire… #Aveu
S’il y a bien une chose dont j’ai conscience, c’est que je dis beaucoup de conneries, et que tout ceci peut ne pas échapper à la règle.
🤔
Je ne vais quand même pas mettre un Content Warning « Potentialité de traces résiduelles d'inepties » sur toutes mes publications !

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* Disclaimer : Le visuel d'introduction de ce papier a été réalisé à partir d'une vieille photo issue du Calendrier des Pédéblogueurs, juste en guise d'illustration. Le cliquer ne permet donc pas de voir la photo originale.