Heartpusher đŸłïžâ€âš§ïž

Pas trop motivĂ© pour bosser dans le train Toulouse-Paris, j’avais donc anticipĂ© en tĂ©lĂ©chargeant la troisiĂšme saison de Heartstopper sur ma tablette pour occuper les 4h30 du voyage. MĂȘme si mon Ăąge vĂ©nĂ©rable fait que les atermoiements amoureux d’adolescents postpubĂšres stimulent peu mon cortex, j’avais nĂ©anmoins apprĂ©ciĂ© la premiĂšre saison pour la reprĂ©sentativitĂ© qu’elle offre Ă  la jeune gĂ©nĂ©ration LGBT. La seconde saison m’avait laissĂ© dubitatif, je ne voyais pas ce qu’elle apportait de plus par rapport Ă  la premiĂšre. Et comme les Ă©chos sur la derniĂšre saison sont plutĂŽt Ă©logieux, je me suis laissĂ© tenter.
Me voilĂ  donc ce mercredi, voiture 13 siĂšge 343, devant le premier Ă©pisode quand le train quitte la gare de Matabiau Ă  14h17. Personne sur le siĂšge voisin, je vais ĂȘtre peinard.
Rapidement, je me rends compte que la thĂ©matique de l’anorexie va ĂȘtre le fil rouge de cette saison. Okay, avec les diktats culturels du body image parfait plĂ©biscitĂ© sur les rĂ©seaux sociaux, les troubles alimentaires qu’ils peuvent engendrer sont un vrai sujet. Je suis curieux de voir comment cela va ĂȘtre traitĂ©.

Je ne sais plus si c’est au premier arrĂȘt ou au second qu’est arrivĂ© ce garçon, entre 25 et 30 ans peut-ĂȘtre, les cheveux chĂątain clair mi-longs retenus vers l’arriĂšre par un serre-tĂȘte crantĂ©, qui s’est installĂ© Ă  la place voisine de la mienne. J’avais squattĂ© les deux prises (une pour l’iPad, une pour l’iPhone), charitable et urbain, je libĂšre la sienne. Il me remercie et s’installe. Il sort son Macbook, pianote dessus un peu, le range, sort sa liseuse, rĂ©ponds Ă  des sms
 Du coin de l’Ɠil, je le vois zieuter mon Ă©cran. Je me demande si en son for intĂ©rieur il me juge de regarder une sĂ©rie midinette pour ados. Moi, je me jugerais ! đŸ˜†. Il se lĂšve, remet toutes ses affaires dans son sac, le pose sur le siĂšge, et me tapote l’épaule :

— Je peux vous demander de le surveiller. Je m’absente 5 minutes.
— Absolument HoRs dE qUeStIoN ! đŸ˜„

Au ton que j’ai employĂ©, il comprend que je plaisante, me gratifie d’un sourire et d’un clin d’Ɠil avant de quitter la voiture. J’ai commencĂ© l’épisode suivant quand il revient. Je le vois me dire merci quand il reprend son sac pour s’asseoir. J’enlĂšve l’écouteur de mon oreille pour lui rĂ©pondre en souriant :

— Ne me remerciez pas, j’en ai profitĂ© pour fouiller dedans ! â˜ș
— Je me doute
 Et c’est justement pour ça que je l'ai laissĂ©. đŸ˜‰
— Oh, mais il a de la rĂ©partie. Excellente rĂ©ponse. J’aime. đŸ‘

Je reloge l’écouteur dans son orifice dĂ©diĂ© et me replonge dans Heartstopper. Je ne voudrais pas qu’il s’imagine qu’il se fait draguer par un vieux. Il aurait 20 ans de plus, je dis pas, peut-ĂȘtre que... Ce serait la rencontre parfaite Ă  raconter plus tard Ă  nos enfants ! Ah et puis oui aussi, j’ai dĂ©jĂ  un mec, c’est vrai
 Ooops ! đŸ€­

MĂȘme si elle est pas trop mal traitĂ©e, je trouve que l’anorexie de Charlie vampirise un peu les arcs narratifs des autres personnages de la sĂ©rie. Le mal-ĂȘtre aromantique d’Isaac au milieu des couples de sa bande est Ă  peine effleurĂ©, les rĂ©flexions d’Elle sur son engagement trans suite Ă  l’interview ratĂ©e sont passĂ©es Ă  la trappe, tout comme les angoisses de Tara, qui finalement ne servent qu’à montrer que Charlie a surmontĂ© les siennes
 Les autres jeunes finalement ne servent que de faire-valoir, de traits d’union entre les scĂšnes de la romance Nick+Charlie. Certain·e·s auraient mĂ©ritĂ© un meilleur Ă©clairage. Content tout de mĂȘme de retrouver les flirts des deux profs, Ajayi et Farouk. J’ai eu des frissons quand Farouk regarde Ă©mu les progrĂšs de Charlie en repensant Ă  comment il Ă©tait lui-mĂȘme Ă  cet Ăąge. Un traitement plus explicite qu’un flashback de 5 secondes aurait Ă©tĂ© justifiĂ©. Sur un film de 2 heures, je peux comprendre, sur une sĂ©rie, on peut le dĂ©plorer. Anyway


Le jeune voisin s’agace de son tĂ©lĂ©phone qui ne semble pas charger correctement. Je vois qu’il a Ă©galement un iPhone et lui propose mon cĂąble. Il en faut peu parfois pour obtenir le statut de Sauveur. Il a maintenant sorti un cahier avec une couverture fleurie sur lequel il griffonne quelques mots. Il Ă©crit petit et j'ai des yeux pourris, je n'arrive pas Ă  satisfaire ma curiositĂ©. Je ne sais pas ce qui me surprend le plus. Les fleurs du cahier ou qu’une personne de son Ăąge utilise encore un stylo et du papier ?
Le TGV approche de Paris. On passe dans les fameux tunnels qui font mal aux oreilles. Je me tire sur les tympans tout en dĂ©glutissant. Mon voisin a le mĂȘme souci. Il me dit « Faut avaler ! Â». J'acquiesce de la tĂȘte en souriant et m’efforce de retenir toutes les rĂ©ponses grivoises qui me brĂ»lent les lĂšvres
 😏
Un rapide calcul me confirme que je ne verrai pas le dernier Ă©pisode. Je me le garde sous le coude pour chez moi et remballe l’iPad dans ma besace. Le jeune homme en profite pour me rendre le chargeur.

— Y a pas urgence, lui dis-je, encore un quart d’heure avant qu’on arrive.
— J’ai fait le plein, c’est bon. Merci.
    (
)
    Tu habites Paris ?

Tiens, on est passé au tutoiement
 Généralement dans les comédies romantiques américaines, il faut que les protagonistes aient couché ensemble pour en arriver là.

— Yep.
— Moi, c’est la premiĂšre fois que je viens !
— Ah ouais, cool ! Faut faire un vƓu.
(
)
— Et tu viens pour le boulot, les vacances
 ?
— Non, non
 (longue pause) J’ai un rendez-vous important qui va dĂ©cider du reste de ma vie !
— Oulala
 C’est beaucoup de pression sur les Ă©paules ça, le reste de sa vie.
— Ouais. Faut pas que je me foire.
— đŸ€” Je peux juste dire quelque chose ?
— Bien sĂ»r.
— On n'a pas qu'une vie... Je veux dire qu’à l’intĂ©rieur de sa vie, on a plusieurs vies et

— Oh que oui ! Et je suis bien placĂ© pour le savoir.
— Alors essaye peut-ĂȘtre de dĂ©dramatiser en te disant que c’est juste un rendez-vous qui va dĂ©cider de la suite du chapitre actuel.
— đŸ€” C’est quand mĂȘme un entretien qui va dĂ©cider de si je peux continuer ma transition ou pas.

Alors lĂ , je ne m’attendais pas du tout Ă  cette rĂ©ponse-lĂ . Alors que je m’étonnais de la concentration de queer dans le lycĂ©e de Heartstopper, le hasard des rĂ©servations SNCF place deux LGBT cĂŽte Ă  cĂŽte
 Je dois certainement afficher un large sourire et hausser les sourcils au-dessus de mes lunettes. Et je le vois satisfait de son petit effet, certainement du fait que je n’avais soupçonnĂ© une seule seconde sa transidentité 

— Ah ouais, en effet. Je te l'accorde, on peut dire qu’il y a un gros enjeu.
— C’est un peu le reste de ma vie, oui.
— Certes. (
) AprĂšs, si je peux me permettre, ta transition ne dĂ©pend pas complĂštement de ce rendez-vous. Elle est dĂ©jĂ  lĂ  (je tapote de l’index sa tempe) et lĂ  (je tapote de l’index son cƓur). Je me trompe peut-ĂȘtre, mais j’ai l’impression que tu as fait le plus gros du chemin et qu’un demi-tour n’est pas envisageable. Donc, dans le pire des cas, et je ne te le souhaite pas, les choses ne seront que retardĂ©es. C’est juste un palier qui est en jeu, rien d’irrĂ©mĂ©diable et de dĂ©finitif. Si ce n’est pas lĂ , ce sera pour un peu plus tard. Alors, relax
 respire
 Ne te mets pas plus de pression que nĂ©cessaire.

Je vois ses yeux qui commencent Ă  briller et s’humidifier. Je n’insiste pas et le laisse digĂ©rer un peu. Faudrait pas que mes yeux jouent les fontaines dans la foulĂ©e.

— Et dire que gĂ©nĂ©ralement, le mec cool, c’est moi ! đŸ„č
— Faut croire que t’es tombĂ© sur plus cool que toi, c’est tout ! đŸ€·â€â™‚ïž

Donc il s’identifie comme « le mec », ça vaaaa, je ne l’ai pas mĂ©genrĂ© sans savoir. Ouf ! đŸ˜źâ€đŸ’š
Je me suis demandĂ© de quel entretien spĂ©cifique il s’agissait, mais j’ai trouvĂ© qu’il aurait Ă©tĂ© incongru de poser la question. Tout comme il aurait Ă©tĂ© hyper intrusif et dĂ©placĂ© de demander Ă  quel stade de sa transition il se trouvait. Entre-temps, le train est arrivĂ© en gare de Montparnasse. Je lui ai souhaitĂ© bon courage et bonne chance. On s’est saluĂ© une derniĂšre fois et nos routes se sont sĂ©parĂ©es
 đŸ‘‹

J’ai traversĂ© la gare de Montparnasse avec un grand sourire. Celui qu’on peut avoir quand on a l’impression d’avoir fait une bonne action gratuite. Je ne sais pas si mon pep talk lui permettra d’aborder son rendez-vous avec plus de sĂ©rĂ©nitĂ©. J’espĂšre. Je ne sais mĂȘme pas quand il a lieu. Aujourd’hui, les jours prochains ? Mais quelque chose me dit que je vais penser Ă  lui jusqu’à la fin de la semaine
 Je croise sincĂšrement les doigts pour que tout se goupille bien pour lui. đŸ€ž

Toujours avec le sourire, dans le mĂ©tro, je me disais que les temps avaient bien changĂ© pour qu’une personne aborde le sujet de sa transidentitĂ© avec un inconnu dans un train. De l’eau sous les ponts. Sentiment de ne pas avoir manifestĂ© des annĂ©es pour rien. It gets better. En mĂȘme temps, comme il a vu que je regardais une sĂ©rie LGBT, il se savait en terre amie

Je rigole en pensant que je suis devenu une vieille folle qui donne du rĂ©confort Ă  la jeune gĂ©nĂ©ration. Orpheus Madrigal qui pousse les cƓurs dans la bonne direction. Il ne me reste plus qu’à ouvrir une pension ! đŸ˜† (Si t’as la ref, t’es plus tout jeune, mais je te kiffe)
J’ai de l’admiration pour une Bonne Copine qui donne de son temps dans des interventions de lutte contre les discriminations, en particulier envers les LGBT, dans des lycĂ©es via l’association Le Refuge. Je comprends le bĂ©nĂ©fice personnel qu’il peut y trouver. Je lui envoie un sms pour lui dire que j’aurais quelque chose Ă  lui raconter. (VoilĂ , c’est maintenant chose faite).

Je souris encore en pensant que ce monde individualiste ne m’a pas encore rendu trop misanthrope et cynique, que mon empathie naturelle arrive encore à prendre le dessus


Dans le hall de mon immeuble, je dĂ©couvre que l’ascenseur est en panne. Sept Ă©tages Ă  monter avec un trolley dans une main, un sac de deux kilos de tomates vertes dans l’autre et une besace qui pĂšse un Ăąne mort sur l’épaule

SĂ©rieux ?
Nan mais fuck le karma, quoi !
J’étais censĂ© avoir gagnĂ© des points lĂ , non ?
Et ainsi s’est envolĂ© le sourire
 đŸ˜•

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