Yann Orpheus Blog

Du bruit dans les passiflores ?! Un macaque certainement. Essuyant l'eau qui lui coule dans les yeux, Kashy scrute les bords de la piscine. Non, rien. Le vent du soir doit lui jouer un tour en dansant dans les feuilles. Il entend alors un petit rire sardonique. Trois brasses lui suffisent pour rejoindre le petit escalier et sortir l'eau. La tête dans l'obscurité des buissons, il cherche l'espion malicieux qui se joue de lui. Une ombre furtive bondit hors des fourrés et le plaque violemment contre une colonne du patio.
- Raji ! Mais que fais-tu là si tard ?
- Ma mère est restée en cuisine à préparer le repas de la Poya pour demain. Voilà une heure que je t'observe barboter avec l'envie de te rejoindre. Ça fait si longtemps que nous ne nous sommes pas retrouvés.
- Tu sais que c'est dangereux. Les gardes ont déjà failli nous surprendre.
Raji observe un temps le bas ventre dénudé de son jeune ami
- C'est peut-être dangereux, mais tu ne peux pas dire que ça ne t'a pas manqué, on dirait !
- Fourbe, tu profites de la situation.
Pour toute réponse, Raji lui dépose un gentil baiser dans le cou. Il desserre son étreinte et laisse Kashy l'enlacer de ses bras. Le jeune prince lui attrape la main et l'entraîne dans la pénombre du jardin. En silence, les deux garçons laissent leurs doigts jouer sur la peau et leurs lèvres s'enflammer du désir de l'autre. D'un geste habille, Kashy tire un coup sec sur le sarong noué à la taille de Raji, mais une certaine raideur l'empêche de tomber. Il s'agenouille devant lui, libère le tissu prisonnier du sexe.
- Vilain sarong ! On ne t'a jamais dit qu'il ne fallait pas résister aux ordres princiers !
- Je suis à ton service, mon prince. Fais ce que tu veux de moi. Ordonne et j'obéirai.
- Et si on oubliait que j'étais prince... Je pourrai alors être ton esclave.
Tout en plongeant son regard dans les yeux de Raji, il s'approche du pubis devant lui et le hume avant de l'embrasser. Il ouvre ensuite la bouche et y laisse glisser le pénis tendu offert.
- Oh Kashy, tu as beau être à genoux, ma partie la plus sensible est à ta merci. Tu as encore tout pouvoir sur moi.
Mais au loin, retentit déjà la voix de la cuisinière qui cherche son enfant. Raji s'écarte, attrape son sarong avant de disparaître dans la nuit. Abandonné là, Kashy retourne se baigner dans la fraîcheur de la piscine afin de calmer le feu qui embrase son corps.

***

Trois années ont passé. Kashy, jeune adulte, parcourt les cités de la région pour unifier les armées et étendre l'influence du royaume. Sur les conseils de sa mère, il devra bientôt choisir une épouse et avoir ainsi la possibilité de succéder à son vieux père. Mais Comment choisir une future reine quand son esprit est tiraillé ailleurs et que son coeur n'attend qu'une chose, retrouver dans sa couche la ferveur de Raji, devenu son garde du corps ?
Cette nuit-là, à l'abri de la tente princière, le garde a abandonné sa faction et déposé les armes pour se faufiler dans les draps de soie de son maître. Allongé sur le ventre, il s'offre aux coups de reins de Kashy. Leur intense activité combinée à l'insupportable moiteur de l'air en cette période de mousson fait de leur étreinte une assourdissante lutte rythmée au loin dans la vallée par les tambours des guerriers insoumis de la rébellion. Seuls au monde, ignorant le tumulte qui règne sur le campement, les deux amants s'adonnent aux plaisirs les plus interdits. Sur le point d'exploser, ils perdent toute perception de la réalité.
- Mais où est passé le garde ? Prince Kashy ! Le chef de Giritale demande une audience sur-le-champ !
Le Premier Conseiller du roi vient de faire irruption dans la grande tente princière. Sans même attendre de réponse, il écarte le rideau qui sépare l'office de la chambre. Stupéfait, il reste figé devant la scène et ne peut que se rendre à l'évidence: le jeune prince vient de chevaucher son garde et de répandre sa semence sur le dos de celui-ci.
Atterrés Kashy et Raji restent pétrifiés. D'une main, il tente bien de dissimuler le corps sous le drap. Mais déjà le visage du conseiller se crispe. Il fait un pas en arrière et laisse retomber le voile avant de quitter la tente.

Sur la route du retour en direction du palais royal, Kashy évite tout regard. Que ce soit celui de Raji, comme celui du conseiller. Il doit impérativement avoir une conversation avec chacun avant qu'il ne soit trop tard. Mais comment affronter celui qui a été témoin du crime qu'il a commis ? Tourmenté par tant de questions qui l'assaillent, Kashy reste muet, les yeux fixés sur la crinière de sa monture. Arrivé de nuit au Palais, il part s'isoler dans ses quartiers. Il ne peut que constater que Raji a été remplacé à la porte de sa chambre. Des dispositions ont déjà été prises. A la fenêtre, Kashy essaye d'imaginer les répercussions éventuelles. Doutes et angoisses. Son seul réconfort lui vient des effluves des passiflores portées par le vent qui arrivent de la piscine. Tout était tellement plus simple quand ils étaient insouciants à l'abri dans les jardins du patio.

Le lendemain aux aurores, le vieux garde à l'entrée ouvre la porte de la chambre sur le Second Conseiller qui flanqué de gardes royaux le somme de s'habiller et de le suivre. Alors qu'il revêt sa tunique, il sait que le roi a été informé de sa mauvaise conduite. Ses espoirs de la nuit s'envolent, il devra affronter le jugement paternel.
Dans le long corridor vers les appartements du roi, Kashy sent son coeur battre à tout rompre. Mais pourquoi le garde vient-il de l'attraper par le bras ? Le roi se trouve pourtant au bout du couloir. Le Second Conseiller devant lui a bifurqué sans qu'il ne s'en rende compte et lui fait face, attendant d'être suivi. Un espoir peut-être ? Kashy préfère attendre de voir où il est conduit avant de se réjouir.
Sur son passage les valets et servantes qui jusqu'alors lui souriaient détournent la tête ou s'empressent de claquer des talons vers d'autres lieux. On vient de passer devant les cuisines. La mère de Raji y est-elle à travailler ? Hors du palais, Kashy s'interroge de plus belle quand il comprend être mené aux écuries.
Deux heures plus tard, à cheval sur les routes, le Second Conseiller le renseigne.
- Prince Kashy, personne ne comprend votre geste. Vous devriez être condamné à mort pour le meurtre du Premier Conseiller. Dans sa clémence, le Roi votre père a décidé de votre exil sur le Rocher au Lion de Sigiriya où vous serez consigné jusqu'à votre accession au pouvoir.
Kashy manque de perdre l'équilibre. Ses mains se crispent sur les rennes. Le Premier Conseiller a parlé au roi et celui-ci l'a assassiné afin d'éviter que la vérité ne se propage à la cour et n'entache son influence sur les cités. Le rendre coupable lui permet de l'isoler loin de Raji.
Raji ! Mais qu'est-il advenu de lui ?

***

Voilà six ans que Kashy vit emprisonné sur le Rocher au Lion, une montagne qui domine les plaines de Sigiriya. Sur tout le flanc sud ont été sculptés les pattes, le torse et la tête du félin qui lui a donné son nom. Véritable forteresse, le seul moyen de s'enfuir du palais construit sur le plateau en son sommet est de franchir un parcours destiné à dissuader les ardeurs des plus vaillants.
Il lui faudrait commencer par détourner l'attention des gardes et trouver la clé qui ouvre la grande porte de métal derrière la tête du lion. Prendre l'escalier taillé dans la roche pour sortir de la gueule de la bête et emprunter les passerelles pour descendre le long de la falaise. N'oublions pas qu'ici et là des nids de guêpes enragés ont été placés. En bas de la montagne, l'escalier arrive entre les pattes du lion et il est impossible d'échapper aux postes de garde de chaque côté. S'il y arrivait, Kashy devrait encore traverser les jardins en déjouant la surveillance des patrouilles avant de franchir les deux douves qui encerclent la montagne. Impossible d'abaisser les ponts qui nécessitent la force de plusieurs hommes pour actionner le mécanisme. Il faut franchir les deux barrières. La première douve regorge de crocodiles et la seconde est un bain d'argile, de véritables sables mouvants où il disparaîtrait.
Kashy est désespéré de voir l'énergie mise en oeuvre pour le retenir. Quand soudain il se demande si ces stratagèmes sont destinés à l'empêcher de sortir ou à prévenir toute intrusion ? De qui voudrait-on l'isoler si ce n'est de Raji ? Serait-il toujours en vie ?

A chaque pleine lune, un bal est donné au Rocher au Lion. Kashy n'a pas à regarder la voûte céleste pour en être informé, il connaît le soir exact grâce aux odeurs des fumées d'eucalyptus qui endorment les guêpes de la falaise pour permettre l'accès aux invités. Il sait également qu'à cette occasion il verra sa mère. Jamais il n'a discuté de ce qui était arrivé avec elle. Mais elle sait. Il en est certain puisqu'elle lui a dévoilé la raison de ce rituel mensuel. Pour accéder au trône, Kashy doit choisir une épouse. Mais le secret risque d'être éventé si le mariage n'est pas consommé. La prétendante ne peut ainsi être issue des familles nobles des cités du royaume. Elle risquerait en parlant de compromettre le pouvoir de roi. A la fin de chaque bal, une danseuse est envoyée dans les appartements de Kashy avec pour mission de le séduire.
Ce soir-là, pour la vingt-deuxième fois, on frappe à sa porte. Un garde introduit alors celle par qui serait restauré l'honneur du prince. Elle s'avance craintive.
- N'aie pas peur ! Il ne t'arrivera rien. Je ne te toucherai pas.
- C'est bien ce qui m'effraye. Je ne veux pas subir le même sort que les autres.
- Comment ça ? Que veux-tu dire, parle !
- On dit que les danseuses que tu délaisses disparaissent le lendemain. La reine les emporte au palais royal et plus personne n'entends jamais parler d'elles. Il ne reste que leur portrait peint dans une grotte de la falaise. Je les ai vues en grimpant jusqu'au palais !
Loin de se calmer, Kashy arpente sa chambre dans tous les sens. Il sait ce dont est capable son père. Après de longues hésitations, il s'approche de la danseuse pour la rassurer.
- Sois tranquille ! Tu ne connaîtras pas leur sort. Comment t'appelles-tu ?
En guise de réponse, elle se jette dans ses bras et l'embrasse. D'une main agile, elle fait glisser la tunique de son sauveur pendant qu'il lui ôte la tiare de métal qui orne sa chevelure.

***

Le royaume du Roi Kashy est prospère. Il a passé douze années à le parcourir pour développer de nombreux systèmes d'irrigation. Son peuple n'a de cesse de louer sa générosité et sa bienveillance. Dans chaque ville, accompagné de la reine et de la toute jeune princesse, il demande à rencontrer chaque individu, du riche fermier au mendiant.
Après un savoureux repas où l'assiette de riz était ornée de fleurs de passiflore, il demande à rencontrer son hôte pour la remercier. Une vieille femme s'approche, tête baissée en révérence.
- Je vous remercie, il y avait longtemps que je n'avais pris tel plaisir à une table.
- L'honneur est pour moi, mon roi... Il y a bien longtemps que je n'ai eu cette joie de vous servir... Autrefois, je cuisinais pour vous au palais pendant que vous jouiez avec mon fils...
- Raji ! Et qu'est-il devenu ?
- Après votre départ pour Sigiriya, il a disparu. Comme j'ai été renvoyé du palais, j'ai longtemps cru qu'il vous avait aidé à tuer le conseiller et que feu votre père l'avait exécuté. Pourtant, quelques années plus tard, Raji est revenu ici. Il avait du mal à marcher. Une flèche transperçait son torse. Ses vêtements étaient souillés d'argile... La blessure était trop profonde et...
Elle s'interrompt quand Kashy lève la main. L'argile. Les douves du Rocher au Lion. Les gardes. Les flèches. Il comprend que Raji avait essayé de le retrouver.

Encore ce rire petit rire malicieux. Kashy court vers le patio.
- Raji ! C'est toi!
- Oui mon prince, je suis venu te chercher.
- Mais comment es-tu là... je croyais que...
- Parvati, déesse de l'amour et de la mort, m'a montré le chemin.
Les nuages masquent la lune et le patio est plongé dans l'obscurité.

Ce n'est que le lendemain que la reine sortit de l'eau de la piscine le corps inanimé du roi.

Le soleil tapait dur ce jour-là au Sri Lanka.
Il fallait grimper au sommet de cette montagne. Notre guide nous parlait d'un roi qui au 5èm siècle avant JC s'était suicidé. Il nous parlait également des nombreuses protections de cette forteresse. Devant les peintures de "la grotte aux 21 demoiselles", plombé par la chaleur et la soif, je laissais mon imagination divaguer pour réécrire l'histoire...