Epaule de fer ou de velours

Son regard en dit long. Il est des personnes qui ont un visage qu'on appelle un livre ouvert. Si je ne suis pas le roi pour lire entre les lignes (il m'arrive même d'être le prince des gaffes et des quiproquos), j'arrive assez bien à détecter lorsqu'il y a matière à lire. Si je sens la chose plaisante, ma curiosité est telle que je vais fouiner et gratter pour en savoir plus. Dans le cas contraire, les amis savent que je suis là. Les autres doivent le sentir. Au lieu d'envoyer des messages de séduction, mes phéromones doivent répandre le bruit que j'ai des oreilles compatissantes. Bizarrement d'ailleurs.
Aussi n'ai-je pas été surpris par sa proposition d'aller déjeuner en tête-à-tête.

Le plat n'est pas encore arrivé qu'il a déjà soupiré trois fois. Ma main à couper que c'est une histoire de cœur. C'est le cas sept fois sur dix.
"Ecoute, je t'aime bien. Mais tes yeux de cocker et tes soupirs vont finir par nous gâcher le Yakitori. Alors crache donc ta Valda une bonne fois, et raconte à maman ce qui te met dans cet état."

Comme je le supposais, il ne s'agissait pas des trois autres cas. Pour résumer, il a eu une aventure, sa copine est tombée sur un sms, scène de ménage et rupture ce week-end.
Après les banalités d'usage ("aïe, aïe", "je suis désolé", "ça doit pas être facile"...), je ne peux m'empêcher de sortir mon colt.
"N'empêche que tu me déçois. Le mari, la femme, la maîtresse. C'est terriblement cliché. Tu as 24 ans, et tu joues déjà le rôle d'un quadra".
J'alterne ensuite caresses de réconfort et piques bien revigorantes.
"Ben, je la comprends un peu quand même. Elle qui te vénérait, tu as bien dégringolé de ton piédestal". "Après tout, puisque tu batifolais ailleurs, c'est peut-être ce qu'inconsciemment tu cherchais. Je ne sais pas, moi. Mais c'est possible."
J'invite ensuite mon interlocuteur à faire le point.
"Examinons les options qui te restent. 1/ Tu tournes la page. Sachant qu'il faut l'assumer. C'est-à-dire arrêter immédiatement la moue et les soupirs. 2/ Tu attends de voir si elle revient vers toi. D'un côté cette passivité peut sembler lâche, mais au moins, tu ne lui imposes pas ta présence. Elle a décidé de partir, c'est peut-être à elle de prendre la décision de revenir. Il peut se passer du temps pendant lequel tu vas gamberger, tu vas douter. Mais ça ne te fera pas de mal. 3/ Tu essayes de la reconquérir. Là aussi, ça peut prendre du temps. Et encore plus pour qu'elle te fasse à nouveau confiance."
Etc... etc...
Je peux sembler dur. Je le conçois tout à fait. Ici, ce n'est pas bien compliqué puisque mon Malheureux a mis un coup de canif dans le contrat. Mais je dois reconnaître avoir un comportement similaire en situation inverse. "Il t'a plaqué! Dur. L'enfoiré. Bon faut pas te laisser abattre. Allez, t'es jeune. Le prochain, c'est le bon. Ou le suivant. Sinon, tu peux tenter de le récupérer. Mais lui referas-tu confiance ?..." etc etc...

Ouais, j'admets que tout ça, c'est du Ménie Grégoire. Mais comment peut-on rationnaliser l'Amour qui lui est tout sauf rationnel !

Deux techniques s'offrent alors à nous :
- La première, celle dite du bon-ami-super-compatissant qui va caresser dans le sens du poil.
Avantage : vous allez passer pour l'âme sœur bienveillante.
Inconvénient : votre ami n'a pas fini de tourner en rond car ce n'est pas en le laissant se complaire dans son malheur qu'il avancera.
Résultat : Statu quo pendant des semaines. Vous n'avez pas fini de manger des Yakitori aux larmes !
- La seconde, celle dite des électrochocs-uppercut
Avantage : La conversation est plus animée et moins douloureuse pour les deux protagonistes puisqu'elle est tournée vers l'avenir et non sur la douleur du présent.
Inconvénient : Vous risquez de passer pour un insensible, mais au final, on vous remerciera.
Résultat : Cicatrisation plus rapide et vous verrez qu'au prochain pépin, on ne manquera pas de vous consulter... Tant pis pour les Yakitori. De toute façon, je n'aime pas ça les Yakitori.

J'ai opté pour la seconde. Assez de voir la bonne copine se lamenter pendant des semaines sur le départ de son ex. Tu as le droit de pleurer pendant une semaine. Après, c'est une fessée par sanglot. On est tous passé par là, rien ne nous dit qu'on y repassera pas. On s'en est toujours remis. Faut aussi se faire violence pour remonter la pente plus vite.

Radio-thérapie ?

Néanmoins cette attitude n'est pas sans effets secondaires.
A jouer la carte de la dureté, on ne verbalise pas sa propre peine pour le malheur de l'autre. Et ce n'est que plus tard que celle-ci refait surface...
On rentre chez soi vidé, l'humeur grise.
Surgît alors ses propres angoisses.
Je sors mon glaive et les renvoie dans leur tanière jusqu'au prochain assaut.
Parfois, je n'ai pas ce courage. Alors je me roule en boule et j'attends que ça passe. Mais je n'en parle pas. Ou très rarement.
Peur d'incommoder ? Pudeur ? Orgueil ?
Certainement un peu des trois.

Comment ça va ?
Bien ! Et vous ?
L'origine de l'expression est amusante. Elle vient de l'expression "aller à la selle", la consistance des fèces en jauge de bonne santé. "Il va bien" signifie alors qu'il a fait un bon gros popot et que tous les indicateurs sont au vert.
"comment ça va?" est une question chiante, même étymologiquement !

"- Tu dis que ça va ? Mais même si ça n'allait pas, tu dirais 'ça va' quand même.
- Ouais. Et jusque ça aille. Parce que ça finira bien par aller".
Je rencontrais un blogueur ce soir-là et il m'a tout de suite calculé.
Le doigt dans le mille.
Je dois aussi être un livre ouvert.

 

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.

Ce billet a reçu les commentaires suivants :

TarValanion :
Je me retrouve tres rarement dans ce cas-là, mais ca m'arrive. Et là, j'utilise la seconde technique, quasi-eclusivement. Ca peut sembler egoïste, mais ca ne l'est pas uniquement.

Matoo :
(Je ne connaissais pas l'origine de "comment ça va", et j'en suis tout retourné !!!)

samantdi :
Je me reconnais vraiment dans ce billet et ça me réconforte de lire que je ne suis pas la seule à paraître "dure" dans les affaires sentimentales des copains-copines.
Mais au fond, je crois que c'est ça, être ami avec quelqu'un, ne pas se satisfaire dans la complaisance qui ne mène à rien !

Bohémond :
C'est important de savoir écouter, d'être compatissant. Ca l'est encore plus de mettre la personne face à une certaine vérité ou des propos plus rugueux. S'en sortir et avancer sont à ce prix là.
Tu as bien agi, me semble-t'il.
Quant à avoir été deviné toi même de la sorte... Il y a toujours quelqu'un qui fait tomber ton masque un jour ou l'autre...

alain :
Alors je ne te demande pas si çà va,mais je pense fort à toi clin d`oeil
Même réaction que toi vis à vis des autres même si pour moi je m'enferme ds ma coquille pendant un temps assez long(2 à 3 semaines) et puis je repars

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