La cerise, mon fruit défendu

Il faisait chaud en ce début d'été qui fleurait bon l'approche des vacances scolaires. Dans ce village de Seine-et-Marne, il y avait une ferme qu'un petit verger jouxtait. Ce mercredi après-midi, délivrés du collège, nous avions décidé de lancer une opération commando contre le cerisier du paysan dont les fruits rouges si appétissants nous narguaient les mirettes.
Le Père Delorme chevauchait son tracteur dans le champ loin de la ferme. Son épouse venait de sortir en voiture. Nous supposions qu'elle se rendait au centre commercial, ce qui nous laisserait deux bonnes heures. Et le fils jouait sur le terrain de foot communal. La voie était libre. Nous pouvions passer à l'offensive.

Faisant mine de discuter en passant devant la grille ouverte de la ferme, trois garnements s'assuraient de l'absence de ses occupants. Pas âme qui vive, juste quelques gallinacés dans leur poulailler! Il fallait marcher un peu plus loin et tourner au coin du chemin de Cybèle pour se retrouver à proximité de notre cible et être à l'abri des regards.
Je fis la courte-échelle à Céline pour qu'elle puisse escalader le grand mur de pierre. En bermuda au milieu des rosiers qui le bordaient, leurs épines me rappelaient à l'ordre et me faisaient payer par avance mon larcin à venir. Nicolas n'eut pas besoin de mon aide pour grimper et je lui emboîtais le pas. J'attrapai sa main pour me hisser. Dans un dernier effort, mon genou vint se frotter contre les pierres irrégulières. Arrivé au sommet, je constatais qu'il était écorché à vif, le voir saigner était un signe suffisant, aussi je le nettoyai rapidement avec ma salive. Des petits résidus de pierres s'étaient logés dans la chair, ce qui n'était guère réjouissant, loin de là. Après avoir compté jusqu'à trois, nous sautions de l'autre côté sans avoir vu que des buissons d'orties nous attendaient en bas...

L'arbre était là, majestueux et maintenant sans défense. Un petit escabeau à trois marches avait même été abandonné à côté de lui. Ce serait trop facile. Rapidement, nous commencions notre récolte. Nicolas à cheval sur une branche, moi en équilibre en haut du tronc et Céline sur l'escabeau. La razzia s'organisait méticuleusement. Pendant que nous dégustions les fruits, nous nous remplissions les poches selon la règle établie "une dans la bouche, une dans la poche". Vol avec préméditation, Céline avait même pensé à prendre un sac plastique...
Le retour fut moins chaotique. L'escalade du mur se fit loin des orties, avec plus d'assurance et d'attention, et nous prîmes garde de sauter au-delà de la ligne de rosiers...

Plus tard dans le parc du village, trois petits voleurs malicieux, une paire de cerise en boucle d'oreille, savouraient le produit de leurs méfaits à la santé du Père Delorme. Qu'elles étaient bonnes ces cerises! Croquantes, juteuses et sucrées à souhait. Rien à voir avec celles que je pouvais cueillir sur le cerisier dans le jardin de mes parents...

Cette aventure revient me hanter à chaque fois que je mange des cerises. Je crois n'en avoir jamais mangé d'aussi délicieuses.
Est-ce juste parce qu'elles ont marqué mon enfance et que je madeleine-proustise?
Est-ce parce qu'elles avaient été dérobées et qu'elles avaient la saveur de l'interdit?
Est-ce parce qu'il avait fallu souffrir pour les obtenir?
Oui, je crois que je venais de faire pour la première fois l'expérience du masochisme, la découverte du plaisir après la douleur.

 

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.

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