Margot et la Grande Question

Dans le canapé, j'ai les yeux rivés sur le poste de télé. Dans ce "Procès de Bobigny" qui relate la première victoire dans la lutte pour l'avortement, le monologue de Sandrine Bonnaire devant ses juges m'a déjà resserré la gorge. Un téléfilm de qualité comme on aimerait en voir plus souvent. J'ai du mal à croire que tout ceci date d'il y a à peine plus de trente ans. Et dire qu'il y en a encore aujourd'hui qui remettent en cause ce droit... Anouk Grinberg, magnifique dans le rôle de la vénérable Gisèle Halimi me touche au plus haut point. Quelle femme! Et quelle actrice! Mais pourquoi tourne-t-elle si peu?

/o\ [mode imagination on]

Margot et ses deux papas...

C'est alors que Margot passe sa frimousse par la porte du salon, les cheveux hirsutes d'avoir trop cherché le sommeil sur l'oreiller.
"- Et bien, la puce, tu ne dors pas?
- Non, j'arrive pas. Je peux venir sur vous deux faire un câlin?"
Sans attendre de réponse, elle s'approche et nous escalade. Allongée de tout son long sur les jambes de Jièm, sa tête nichée dans mes bras, je vois bien que quelque chose lui travaille les méninges. Il l'a aussi compris. D'un signe de tête, il me désigne la petite.
"- Tu as fait un cauchemar?
- Nan, c'est pas ça.
- C'est quoi alors.
- C'est Ludo à l'école qui m'embête.
- Et c'est ce qui t'empêche de dormir? Allons bon, qu'est-ce qu'il t'a fait?
- Il m'a dit que ce n'était pas normal d'avoir deux papas."

Coup de semonce et échange de regards entre Jièm et moi. Il attrape la télécommande et coupe le son de la télé.
"- On a déjà parlé de ça, non? Ce qui n'est pas normal, c'est de ne pas avoir de parents qui t'aiment... Tu sais, quand tu joues avec tes poupées, tu leur fais vivre des histoires différentes. Et bien la vie, c'est pareil. Elle fait vivre des choses différentes à tout le monde. Souvent, c'est un papa et une maman. Et puis parfois, c'est une maman toute seule, ou un papa. Parfois aussi c'est deux mamans, ou comme pour toi, deux papas. Mais il n'y a rien d'anormal. C'est juste comme ça, une petite originalité de la vie."
Je regarde Jièm se dépêtrer comme il peut en répondant à la petite. Il s'en sort plutôt bien. On a beau savoir qu'un jour il faudra répondre à de nombreuses questions, on a beau s'y préparer, quand vient le moment de donner des réponses, il y a toujours cette petite angoisse qui pointe. Trouvons-nous les bons mots?
"- Alors, je suis originale?
- Ouaip, et tu sais, c'est bien aussi d'être original. Tu ne vis pas les mêmes choses que tout le monde et du coup, tu es plus intéressante. Regarde par exemple, tes poupées! Tu as trois Barbie et une Fatou. Et tu préfères laquelle?
- Fatou
- Exact, c'est toujours Fatou qui est la chérie de Ken, c'est toujours Fatou qui conduit le camping car. Et pourquoi?
- Ben parce que Ken, il aime pas les blondes qui ne savent pas conduire.
- Voilà, tu vois, Ken préfère celle qui est originale et différente des autres."
Pour le coup, je ne suis pas très fier de réconforter ma gamine en favorisant le sectarisme anti-blonde mais à la guerre comme à la guerre. Dans le feu de l'action, on dit parfois des choses maladroites. Il sera toujours temps de rectifier le tir un autre jour.

Mais Margot ne nous laisse pas le temps de réfléchir à la justesse de l'éducation que nous essayons de lui apporter. Elle se redresse, nous fixe tour à tour droit dans les yeux et nous assène brutalement :
"- Mais elle est où ma maman?"
Aussi étrange que cela puisse paraître, depuis six ans que Margot est entrée illuminer notre vie, jamais cette question n'avait été posée. La petite était-elle suffisamment heureuse pour que cette interrogation reste enfouie? Nous savions pourtant qu'un jour, nous aurions à y répondre.
C'est donc le grand soir. Le soir où je vais devoir raconter à celle que nous appelons notre fille l'histoire de sa vie. Jièm me jauge d'un oeil inquiet. Oui, c'est ce soir. Nous avons toujours su que le moment venu, il nous faudrait répondre à cette question sans mentir, sans faire intervenir les cigognes ou quelconques autres stratagèmes pour éluder la vérité. Nous avions longuement parlé Education avec Jièm et étions finalement tombés d'accord sur la règle suivante : "Nous n'avons honte de rien. Si tu es en âge de poser une question, tu es aussi en âge d'entendre une réponse. Et nous essayerons d'y répondre aussi simplement et honnêtement que possible."
Je redresse Margot sur le canapé et me lève pour prendre un des albums photos dans la bibliothèque. En revenant, je me racle la gorge comme pour chasser la peur. La peur de la réaction de la petite.
Quand "ils" parlent d'homoparentalité, "ils" parlent toujours du bien de l'enfant, de son état psychologique. "Ils" ne pensent jamais aux peurs des parents de faire de la peine, de faire plus de mal que de bien. Les parents de même sexe savent qu'il faudra répondre à davantage de questions. Nous sommes conscients que la barre est placée plus haute pour nous, que du coin de l'oeil on nous juge et que nous n'avons pas le droit à l'erreur. Nous y sommes préparés. Mais aussi pures que soient nos intentions de bien faire pour nos gamins, nous ne pouvons hélas présumer de leurs réactions. Et c'est cela qui est effrayant.
Assis à côté de Margot, j'ai ouvert l'album et tourné les pages jusqu'à une photo.
"- C'était Noël? Il y a un sapin!
- Oui."
Je sens l'émotion monter, je n'avais pas vu cette photo depuis belle lurette. Et je ne m'attendais pas à la voir ce soir.
"- Tu vois là? Elle s'appelle Zoé. Et toi, tu es aussi sur cette photo. Tu sais où?
- Dans son ventre?
- Oui exactement, dans son ventre.
- C'est ma maman Zoé alors?
- Oui. Et avant d'être ta maman, c'était une grande amie de PapaYann... Et avant d'être ton papa, j'étais ton parrain. Tu sais ce que c'est un parrain?
- Oui, mais mon parrain, c'est Stéphane, c'est pas toi!
- Quand tu étais encore bébé, c'était moi ton parrain... C'est pour ça que je suis aussi sur la photo. Elle est jolie Zoé, hein?
- Oui, elle est belle.
- Vous avez les mêmes yeux.
- Elle est où Zoé alors ?"
Jièm me serre la main. Courage. Grande respiration.
"- Tu ne peux pas t'en souvenir, tu étais toute petite encore... Mais un jour, elle est tombée malade. Une grave et méchante maladie.
- Ah? Comme mamie?
- Plus méchante encore. Et elle n'a pas pu s'occuper de toi pendant que les docteurs essayaient de la guérir. Alors pendant ce temps, tu es venu vivre à la maison avec Jièm et moi."
Margot finit par comprendre que sa maman n'avait pas retrouvé la santé. Elle nous dit que Zoé jouait aux cartes avec sa mamie. Nous l'avons recouché tout en lui racontant des anecdotes du passé en égrenant quelques photos de l'album. Avant de s'endormir, elle nous dit que Zoé nous avait fait un joli cadeau de Noël avant de partir. Facétieuse Margot!

Plus tard, nous sommes quelque peu chamboulés dans le salon. Jièm me fait remarquer qu'elle n'a pas posé de question sur son "vrai" papa. Ouf! Chaque chose en son temps!
"- Demain, en l'accompagnant à l'école, je parlerai aux parents de Ludovic... Hého, Yann, je te parle...
- Hein?! Heu, oui.
- Tu pensais à quoi?
- On aurait bien besoin d'une Gisèle Halimi...
- Gné ?
- La Loi ne reconnaît pas l'existence de l'homoparentalité. Et pourtant, c'est un fait et on ne peut nier l'existence de tous ces enfants. Pour qu'ils ne s'entendent plus dire qu'ils ne sont pas normaux, il faudrait d'abord que la Loi les considère comme égaux avec les autres enfants. Et cela ne peut se faire que par la reconnaissance de l'homoparentalité. Les politiques étant frileux à légiférer, on aurait bien besoin d'une avocate couillue, genre Halimi pour ruer dans les brancards, créer un vrai débat et faire avancer la Loi. Les mentalités suivront avec le temps... Comme pour l'avortement.
- Tu ne crois pas qu'il est un peu tard ce soir pour grimper sur les barricades? A chaque jour suffit sa peine. On s'en est pas trop mal sorti là, non?
- Ouais. Je ne sais pas. J'espère..."

\o/ [mode imagination off]

* soupir *

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.

Ce billet a reçu les commentaires suivants :

RCerise :
mode oulakeslinoufèlotre?: ON
orpheus? C'est pas toi qui m'avait dit la main sur le coeur: un enfant, moi, jamais?
Mode: oulakeslinoufèlotre?: OFF
Ou alors, elle est là juste pour le besoin de la chute?

Orpheus :
RCerise > J'ai pu dire ça en effet... En fait, ça dépend des jours. Comme quoi, je suis loin d'être prêt pour la paternité. Mais ça me fout hors de moi qu'on l'interdise à ceux qui en ont la volonté et les capacités!
Donc oui, j'ai utilisé le personnage de Margot (née en rêve, il y a peu) pour exprimer quelques opinions sur l'homoparentalité et le besoin d'une avancée (boooouuuh, c'est mal! Un vrai père n'utiliserait jamais sa fille comme ça clin d`oeil ).
Et puis aussi, je me suis souvenu d'un commentaire de Pascal sur un vieux billet. Il me disait que les tribunaux étaient là pour veiller à l'application de la Loi et non pour la modifier. Si j'acquiesce totalement à cela, je dois néanmoins reconnaître que Gisèle Halimi, avocate dans le "Procès de Bobigny" et une des figures de proue du "Manifeste des 343 salopes" a lancé un pavé intelligent dans la mare. Suite à cela, un vrai débat démocratique a eu lieu et Simone Veil parvint à faire passer la dépénalisation de l'avortement (okay, j'ai pris un gros raccourci!)... Et tout ça ne date que de 1975!
Peut-être qu'un bon procès, avec un bon avocat de la trempe de Gisèle pourrait créer ce débat.
Il serait dommage que cette question ne fasse que l'objet d'enjeux électoraux à venir et qu'elle soit aussitôt oubliée le lendemain...

dom :
Tssssss !
P'tit con, tu m'as fait chialer avec ta mome !

Ozz :
4ème dimension ?
Ton soupir final est particulièrement touchant.

Kliban :
(alors là, vous, vous, vous... Je regrette jamais de vous lire.)

Orpheus :
Dom > Tu veux que je te la refile pour les vacances de Pâques?
Ozz > * soupir *
Kliban > Et moi, je regrette bien que tu aies cessé d'écrire...

garfieldd répond au courrier des lecteurs :
j'y ai cru !
j'avais zappé l'indication "mode imagination on"
Comme je regrette que ce ne soit que de l'imagination. Comme je regrette que Margot ne connaisse pas Jièm et Orpheus...

salkan :
Ayant zappé le mode imagination... moi aussi... Ma première réaction fut de me demander ce que vous aviez fait de Margot pendant vos vacances... Mais où mon cartesianisme m'entraine...

Orpheus :
Garfieldd > bah pourtant, tu l'avais déjà vu la Margotte!
Salkan > Bah quelle question, elle serait venue avec nous!

Mademoiselle de Bourge :
Ce billet me rappelle une de mes chansons préférées: "Les deux hommes" de Lynda LEMAY... je ne sais pas si tu connais, mais c'est le rapprochement que j'ai fait.
Meme si ce n'est que de l'imagination, c'est touchant!

Orpheus :
Mademoiselle de Bourge > N'étant pas fan, je ne connaissais pas. Mais je viens de lire le texte chez RCerise et... 'tain, c'est pas la joie!
Je crois que je vais télécharger ça pour voir ce que ça donne...

Urobore :
Destins croisés
C'est drôle parce que ça me redonne envie d'écrire un truc très ressemblant que j'avais commencé à écrire et qui me trote dans la tête depuis presque un an. Il est peut-être temps. Je vais voir si j'arrive à être juste comme je voudrais l'être.
Très joli, en tout cas, et très touchant. Ouaip. Merci, m'sieur Orpheus !

Orpheus :
Urobore > Je ne me fais pas trop de soucis sur ton désir de justesse. Voilà qui promet une belle note audio chez toi! A suivre donc.

Killian :
Dis, Yann, quand est-ce que Margot vient jouer avec moi?? Et puis, pourquoi, quand maman elle te lit, elle a des larmes dans les yeux?

Orpheus :
Drinou (heu, je veux dire Killian): mdr! Ils joueront tous les deux à Spiderman et Catwoman...

Fil des commentaires de ce billet