De pierre et de marbre

Cimetière de Montmartre

C'était une belle journée pour aller voir les morts. Je pensais que le cimetière de Montmartre serait magnifique au mois d'août avec ce petit rayon de soleil. Et pourtant... Les vacanciers ont laissé leurs ancêtres sans prendre la peine de les fleurir, de peur peut-être que la chaleur ne ravage les pétales. En fait c'est pire qu'en hiver. Avec la grisaille et la neige, il y a une certaine adéquation avec l'ambiance. Mais là, le décalage est saisissant...

L'Est du cimetière de Montmartre est traversé par le pont de la rue Caulaincourt. Au milieu des bruits de la circulation et des klaxons, les éternels occupants des lopins en dessous ignorent l'expression "Reposer en Paix". Un peu plus loin, toujours en bordure du cimetière, un panneau de circulation dépasse des murs. On peut lire dessus "Parking Public 24h/24" (voir photo sur ce billet). Je me demande si le vieux Colonel s'absente de temps à autre pour s'acquitter de sa taxe horaire.

Je déambule dans les longues allées, les divisions puisque c'est comme ça qu'on les appelle, et les petits chemins de terre. J'essaye d'éviter soigneusement les tombes des personnalités où se rassemblent les touristes. Avec leurs petits plans, ils me donnent l'impression de jouer à la chasse au trésor. Je leur laisse donc les Degas, Berlioz, Stendhal, Offenbach et autres Guitry et Dalida pour me consacrer aux communs des mortels... et pour cause !

Un vieux proverbe japonais dit que "l'homme bâtit sa maison a l'image de son ambition". Assurément les consignes laissées par certains pour la construction de leur dernière demeure ne devaient manquer ni d'ambition, ni de haute estime de leur petite personne. Certaines sépultures s'apparentent davantage à des petits châteaux et chapelles qu'à des tombes ou caveaux. Et que je te colle en plus des statues gigantesques. Ceci ne concerne pas seulement les anciens notables, un garde champêtre présente fièrement ces décorations en bronze incrustées dans la pierre au-dessus d'une photographie couleur de lui en uniforme bien drolatique...
Il y a un manque d'humilité dans la volonté de laisser quelque chose de grand pour montrer qu'on était important. Je me demande quelle satisfaction le défunt peut en tirer.

Une dame âgée aux cheveux bleutés est en pleine discussion avec celui qui devait être son mari. C'est bien connu, les femmes sont plus coriaces que les hommes (même s'il semble que l'écart se resserre). Je passe derrière elle en faisant le moins de bruit possible et je me force à ne pas écouter ce qu'elle lui raconte afin de respecter son intimité. Quelques pas plus loin, j'imagine qu'elle aurait pu lui dire quelque chose comme "Pas de canicule cette année mon amour, je te rejoindrai l'année prochaine".

Plus loin une simple dalle de pierre de faible épaisseur couvre le sol. Pas de fleurs. Sobriété absolue si ce n'est deux plaques. Sur la première "Repose en paix", sur l'autre "Ici repose un ancien combattant déporté de la résistance" avec les petits drapeaux tricolores de la nation reconnaissante. C'est sûr qu'il doit être peinard celui-là! Vu la tenue de sa tombe, il ne doit pas être souvent dérangé. Je lui dis qu'il a bien eu tort de s'impliquer de la sorte pour si peu d'attention...
Je ne ris pas des morts. Je ris avec eux.
Ce n'est pas si souvent que ça doit leur arriver.

Je pense à Pugsley et Wednesday qui dans la famille Adams jouent à "Wake The Dead!"

Il y a quand même de ces horreurs. Ces fleurs en porcelaine sur une plaque avec en légende "A notre amie". L'ami qui me fait un truc pareil, je quitte mon cercueil la nuit et je viens lui chatouiller les pieds dans son sommeil jusqu'à ce qu'il crève.
Et que penser de "La direction de Thomas Cook France et de ses employés" qui laissent à Jacques le message suivant : "Oh toi Jacques qui nous a quitté pour ton voyage céleste, pense à nous envoyer tes ondes bénéfiques". Nan mais je rêve, ils vont jusqu'à faire bosser les macchabées pour que leur petite entreprise prospère.
Autre petite perle enfilée par "Les commerçants et amis du village Lepic et des Abesses" : "J'me souviendrai que tu as payé la dernière". J'ai bien l'impression qu'ils parlent de la dernière tournée au café!
Le problème avec les tombes, c'est que n'importe qui peut venir y déposer n'importe quoi. Comme ces témoignages de remerciement d'anonymes sur la tombe de Truffaut. Griffonnés sur des bouts de papier déchirés à la hâte ou des tickets de métro et retenus par de petits cailloux. Vibrant hommage s'il en est! La honte!
Un peu plus loin, un marbre représente une femme recroquevillée sur elle-même. Soumise ou battue? Je ne sais pas ce que son Dominique de mari lui a fait endurer, mais la pauvre Valentine a bien du en chier! Et cette représentation la fige dans cet état pour perpette!
La palme du mauvais goût revient certainement à cette fenêtre taillé dans le marbre où viens se loger un ballon de foot! On a beau être passionné, c'est tout de même étrange. C'est la tendance actuelle de faire des tombes design et personnalisées. Je me demande ce qu'on en pensera dans un siècle.
Peut-être que certains blogueurs souhaiteront disposer un écran où s'affichera leurs meilleurs billets! Comble du raffinement, on pourra faire rouler une souris sur le marbre pour naviguer de textes en textes!
Ça fera plaisir aux chats qui rodent un peu partout ici!

Tout ceci ne fait que confirmer ma volonté de ne pas être mis en terre dans un cimetière. Je ne veux pas d'un lieu précis où viendront pleurer ceux qui me survivent. Et quand ils m'oublieront, je devrai assumer les babioles qu'ils auront eu la gentillesse de déposer.
Ni fleur, ni couronne, ni cérémonie, ni réunion morbide! Que le croque-mort calcine ce que les hôpitaux n'auront pas voulu prélever et disperse mes cendres où bon lui semble, peu m'importe. Je préfère encore la chasse d'eau à l'urne sur la télévision!
Que le jour venu, il en soit fait selon ma volonté!

Voilà un peu plus de deux heures que je tourne dans ce cimetière. Deux heures que j'ai cette chanson de Jil Caplan qui me trotte dans la tête, "Entre les tombes" :
"Tu m'as dit parle-moi et parle-moi encore
On peut encore entendre des heures après la mort
Laisse l'esprit s'envoler rejoindre les étoiles
Laisse mon corps glisser se fondre dans l'astral
Là où je te retrouve c'est pour l'éternité
Là où je te retrouve c'est pour plus te quitter
Alors pourquoi tu grondes
Comme un soir d'été sombre
Que cherches-tu quelle ombre
La nuit entre les tombes
Tu m'as dit souris-moi et souris-moi encore
Car on peut encore voir des heures après la mort."

Petit détour par la tombe d'une amie. Recueillement.
Une bise déposée de la main sur le marbre avant de partir.

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.
Ce billet contenait également un lien vers une galerie de photo qui n'existe plus depuis.

Ce billet a reçu les commentaires suivants :

TarValanion :
Comme toi, je ne veux pas d'une tombe. Juste des cendres dispersées au vent, en montagne si possible. Ca me fait penser que je devrais faire mon testament, tiens.
A part ca, je suis allé voir les photos. J'aime bien la 4, la 13 et la 20. Je n'aime pas du tout la 9 pour la même raison que toi. Et la 22 me derange un peu. Entre la statue sans bras, sans tete, sans jambes et le bouquet de chardon, on dirait un hommage negatif, genre : "Je me souviens de tout le mal que tu (m')as fait."

Pascal :
Ah oui effectivement, ça laisse une sale impression, la femme battue... Surtout si c'est bien le mari qui a fait installer la statue...
Dans le genre mauvais goût, pas très loin de la tombe de mes grand-parents, il y a une sorte de gros mausolée consacré à ce qui devait probablement être un ancien motard : dans une petite fenêtre, on voit un casque de moto doré, et il y a des drapeaux à damiers partout. Monstrueux. A chaque fois, j'ai du mal à ne pas exploser de rire.
J'ai un ex qui est artiste. Son truc, ça consiste à aller dans les cimetières la nuit pour piquer ces fameuses fausses fleurs en porcelaine horribles sur des tombes oubliées. Il les ramène chez lui, et il en fait des oeuvres d'art (très potables, en plus). Je n'ai jamais réussi à me décider pour savoir si c'était bien ou pas...

Anonyme :
Faut etre con pour aller dans les cimetiere quand on les aime pas.

Orpheus :
Tarval > J'ai également un petit faible pour "la perpétuité". Je ne sais pas si en France, on a le droit de disperser les cendres dans la nature. Je crois que la Loi a codifié tout cela aussi…
Pascal > Oui, ça glace un peu…
Pour le motard, le pire c'est que lui aurait peut-être souhaité quelque chose de plus traditionnel et que sa famille, pensant lui faire plaisir, se serait lancé dans un délire kitsch! Ils ont mis le paquet en tout cas!
Pensez à laisser des consignes, on ne connaît jamais l'horaire de la faucheuse!
Pour ce qui est de ton artiste, je me demande si je n'ai pas vu un reportage sur lui il y a quelques années à la téloche. Ça me dit quelque chose. Techniquement c'est du vol, maintenant, on peut voir ça aussi comme un acte de salubrité public ! clin d`oeil
Anonyme > (je ne réponds pas aux commentaires anonymes – surtout s'ils sont stupides)

Kliban :
J'ai beaucoup pensé à cette histoire de n'avoir aucun lieu fixe après sa mort. J'y ai surtout pensé pour mes parents. Il m'a fallu me battre avec eux. Car, qu'il se fassent incinérés ou enterrés ou disséqué, peu me chaut - même si je n'aime guère imaginer la dissection du corps parental par un troupeau d'élève de médecine ; joli exemple de déni au demeurant qui en dira long à certains qui n'ont rien de mieux à faire que freudiser leurs petits camarades.
Ce qui m'importe, par contre, c'est qu'un lieu à saveur de paysage, puisse retenir quelque chose d'eux. Hors de question, dès lors, que je me contente jamais de cette petite phrase qu'ils eurent un temps l'habitude de répéter à mon frère et moi : "faites au mieux". Ca veut dire quoi, ça, faites au mieux. Au mieux pour qui ? Pour chacun d'entre nous deux, qui avons sans aucun doute sur la vie après leur mort des fantasmes différents ? Naaaan, il faut savoir aider les vivants à faire deuil de soi - sinon à coup sûrs, ils nous retiendront, fantômes destinés à alimenter eur culpabilté de nous avoir survécu. J'ai demandé à mes parents de nous faire don d'un endroit, d'un objet (une tombe, s'ils le veulent, même si les cimétières ne me plaisent guère, sauf celui-là, noyé de verdure au flanc d'une colline des Yvelines, où repose certaine grande-tante bien-aimée), d'une situation, de quelque chose de concret, en somme, auquel nous pourrions attacher un souvenir d'eux : objet transitionnel inversé, si l'on veut, qui libèrerait le reste du monde de leur absence. Cette une indication qui ne peut venir que d'eux, que nous puissions lier notre sentiment à cela auquel eux aussi se sont dits liés. Façon de partager encore quelque chose, dans cette mémoire lente qui est celle du sentiment. Ce n'est que plus tard, peut-être que nous pourrions le délaisser pour d'autres, plus conformes à nos trajets respectifs et divergents. Mais dans un premier temps au moins, cela nous aura appris à nous lier à un monde d'où se seront absentés certain sourire, certaine voix, et ces mains, et cette chaleur.
P.-S. : en passant, sur une de tes photos ("se la jouer Zeus"), à moins que je me trompe, il me semble que le personnage représenté est une copie du Moïse de Michel-Ange (tombeau de Jules II, Eglise Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, si j'en crois la Ternette).

Orpheus :
Kliban > J'ignore complètement l'identité de ce bronze. Il se peut que tu aies raison. Sa posture me semblait très olympienne... Zeus ou Moïse, c'est quand même grave se la péter, non?
A propos du lieu fixe, je ne sais pas quels sentiments aurai-je pour mes parents si je leur survis, mais pour ce qui est de mes quatre grands-parents, je n'ai besoin d'un lieu précis, si ce n'est un petit coin de ciel bleu dans mon cerveau où je stocke les bons moments. Bien sûr, je vais leur rendre visite où ils reposent, mais ce n'est pas là que s'est fait mon travail de deuil. Il y a certes des vieilles photographies en "objets transitionnels"...
C'est vrai qu'il y a quelque chose d'égoïste dans le fait de "priver" les survivants d'un lieu de recueillement. Je conviens que c'est également refuser de les aider à faire leur deuil...
A moins que ce ne soit aussi peut-être un moyen de les forcer à le faire plus rapidement?
Il n'y a pas de page à tourner quand celle-ci a été arrachée.
C'est violent, certes. Tout comme la mort peut l'être.

Kliban :
Grave, je ne sais pas. Ca témoigne en tout cas d'une angoisse certaine - il est vrai que toutes nos grandeurs sont, in fine, de peu de poids, devant la nécessité des lois de la physique (mais c'est là plus ou moins mélanger les niveaux, je le reconnais).
La fin des êtres chers est toujours quelque chose qui se négocie avec sa propre solitude - de même, d'ailleurs, de façon moins tragique, que la proximité que l'on entretient avec eux. Je suis assez d'accord avec toi pour penser que les pages ne se tournent pas. C'est plutôt le monde qui change ; et il faut apprendre à y vivre, alors que l'ancien - c'est cela, la douleur - subsiste encore : monde fantôme, comme il est des membres du même accabit. Je en milite pas, d'ailleurs, nécessairement pour un lieu physique - même si les paysages, il est vraai, ont ma faveur. Ce peut-être un lieu généralisé, un type d'action, un objet. Quelque chose de très concret, en tout cas. Mais bon. C'est un peu du fantasme tout ça. Tant qu'on n'y est pas passé, on ne sait pas vraiment ce que cela peut faire, je crois - et seul au sage, peut-être, est-il donné de passer sans trop de heurt ces transitions d'un monde à l'autre.

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