Le silence des pantoufles đ€
mardi 9 avril 2024, 22:10
Il ne se passe pas une visite chez #MonPĂšreCeGaucho sans sa revue dâactualitĂ©s politiques hebdomadaire. Et si câest une semaine oĂč je suis dans le Sud, celle-ci se fait au tĂ©lĂ©phone. Jâimagine que beaucoup pourraient trouver ça un peu lourdingue (surtout si les opinions du paternel en question divergent sauvagement des siennes), moi, ces conversations me rassurent. Elles me permettent de jauger autant lâĂ©tat de son moral que celui du fonctionnement de sa caboche. Ă bientĂŽt 80 ans, sâil y a fougue et passion dans son propos, câest que les voyants sont au vert. Et pour ce qui est du fonctionnement, ses analyses me laissent penser que sa carte-mĂšre cĂ©rĂ©brale tient encore la route.
Ă chacun ses thermomĂštres.
Comme jâĂ©tais chez lui, le week-end dernier, je vous fais part dâune partie de notre discussionâŠ
Lui : Je tâai dĂ©jĂ parlĂ© du CETA ?
Moi (voyant dĂ©jĂ lĂ oĂč il veut en venir, et sur le ton d'un bon Ă©lĂšve qui n'a pas envie de se faire taper sur les doigts) : Lâaccord commercial de libre-Ă©change entre lâEurope et le Canada qui est appliquĂ© prĂ©maturĂ©ment depuis 2017 alors quâil nâa toujours pas Ă©tĂ© ratifiĂ© par de nombreux pays, dont la France ?
Lui : Câest ça ! Et tu as entendu quâen mars dernier le SĂ©nat a rejetĂ© Ă plus de 80% des voix sa ratification ?
Moi : Yep.
Lui : Et « la macroniste » qui dit que mĂȘme si la ratification ne passait pas Ă lâassemblĂ©e il pourrait quand mĂȘme s'appliquer, tu as vu ? Ă priori, rien nâobligerait le gouvernement Ă notifier cette dĂ©cision Ă Bruxelles et tant que ce nâest pas fait lâaccord continue Ă ĂȘtre en vigueur.
Moi ; Yep, jâai vu la vidĂ©o. Jâai aussi lu que le gouvernement comptait jouer la montre en ne mettant pas le texte Ă lâordre du jour de lâassemblĂ©e avant les Ă©lections europĂ©ennes.
Lui : Exactement. AprĂšs tous les dĂ©nis de dĂ©mocratie des lois passĂ©es aux forceps du 49.3, ils ne sont plus à ça prĂšs. (Long monologue sur les dĂ©rives permanentes de ce parti et la dangereuse porte quâil ouvre Ă un parti « encore plus extrĂ©miste » en faisant fi des oppositions au sĂ©nat et Ă lâassemblĂ©e). Câest tellement Ă©norme que je pensais que ça allait faire rĂ©agir les gens, mais non. Ăa passe comme une lettre Ă la poste. Effrayant !
Il y a tellement de choses qui passent crÚme que je ne voyais pas une seconde un truc qui ne concerne pas directement le quotidien des français faire réagir. Anyway...
Je pensais que nous allions en rester lĂ , ou encore passer au dossier suivant. Mais non. Il mâa dĂ©stabilisĂ© avec une question peu dans ses habitudes.
Lui : Et toi, dans ton entourage ? Il y a eu des réactions ? Sur les réseaux sociaux, il y en a qui ont tapé du poing ?
Moi : Oula ! Bon, alors ce nâest que mon ressenti, je me trompe peut-ĂȘtre... Tout ça, câest terminĂ©. Les rĂ©seaux sociaux ne sont plus le vecteur des opinions politiques de chacun. Les gens ont bien vu quâil y avait un glissement des positionnements vers la droite. Si tu as un « gros compte trĂšs suivi », tu as statistiquement beaucoup de chance de lâĂȘtre Ă©galement par des gens de droite. Alors si tu es de gauche et que tu ne veux pas perdre ton lectorat, tu as plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă te limiter Ă des sujets consensuels.
Lui : En somme plus tu as dâaudience, moins tu es libre de tes propos ?
Moi : Il y a un peu de ça, oui. Perso, j'en ai rien Ă carrer de l'audience, mais sur certains points, je peux comprendre. On a quittĂ© lâĂšre de la discussion, du dĂ©bat, de lâouverture dâesprit depuis pas mal de temps dĂ©jĂ . On est dĂ©sormais dans lâĂšre de lâaffirmation et de la dĂ©fense de ses positions. Les pensĂ©es ont laissĂ© la place aux convictions qui sont dĂ©fendues becs et ongles sur la place publique. Je crois que le doute a disparu. Alors si tu nâas pas envie de partir dans des discussions interminables avec des gens que tu ne connais pas, qui comme toi ne sont spĂ©cialistes de rien, et qui te liront en diagonal avant de te contredire en tournant en boucle sur les mĂȘmes arguments, tu as plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă Ă©viter les sujets polĂ©miques.
Lui : Mais alors, vous parlez de quoi sur les réseaux sociaux ?
Moi : De tout et de rien. MĂȘme en ayant une petite audience, je me limite Ă quelques photos que je trouve jolies, Ă des anecdotes anodines, des recettes de cuisine⊠Si jâai envie de vider mon sac sur quelque chose dâun peu plus politique, je prĂ©fĂšre le faire ailleurs. Les gens sont tellement fainĂ©ants que si tu balances un lien sur une page oĂč tu as Ă©crit plus de vingt lignes, quoi que tu dises, tu es plutĂŽt peinard. (âŠ) Si tu regardes les contenus populaires mis en avant par les algorithmes des diffĂ©rentes plateformes, tu constates que tu as plus de chance de percer et « faire du like » avec de lâhumour quâavec un propos qui convoquerait plus de cinq neurones.
Lui, s'extirpant de son fauteuil pour aller aux toilettes en levant les bras au ciel : Le triomphe de la vacuité sur les idées ! MisÚre !
(Sur le coup, il mâa fait penser Ă Philippulus, le faux prophĂšte dans Tintin. Alors bien Ă©videmment, jâai riâŠ)
Cette discussion a du le travailler, car il est revenu Ă la charge aprĂšs le dĂźner.
Lui : Si je te dis « le silence des pantoufles », ça te parle ?
Moi : đ NopeâŠ
Lui : Câest un auteur suisse qui a Ă©crit dans les annĂ©es 50 « Pire que le bruit des bottes, je redoute le silence des pantoufles ». Il faisait rĂ©fĂ©rence lĂ Ă une certaine complicitĂ© de la population allemande qui par son silence avait laissĂ© Hitler accĂ©der au pouvoir. Nous sommes dans une situation semblable oĂč des verrous dĂ©mocratiques sautent, oĂč les actions du gouvernement font grimper les idĂ©es dâextrĂȘme droite comme jamais. Et tout le monde laisse faire, plus par confort ou aquoibonisme que par adhĂ©sion rĂ©elle⊠enfin jâespĂšre ! Faudra pas sâĂ©tonner si lâhistoire se rĂ©pĂšte en 2027 (âŠ) Le plus dĂ©sespĂ©rant dans tout cela est que les mĂȘmes personnes qui se taisent aujourd'hui seront les premiĂšres Ă ĂȘtre indignĂ©es demain et Ă dĂ©goiser du « comment on en est arrivĂ© là ». Bien sĂ»r, ils ne manqueront pas de pointer un doigt accusateur sur ceux qui ont tapĂ© du poing sur la table. Il viendra un jour ou lâautre oĂč chacun devra se poser la question du manque dâĂ©loquence de ses pantoufles. (âŠ)
« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles ! »
Max Frisch, Monsieur Bonhomme et les Incendiaires, 1958
« Il viendra un jour ou lâautre oĂč chacun devra se poser la question du manque dâĂ©loquence de ses pantoufles ».
#MonPĂšreCeGaucho , 2024.
NDLR : Les commentaires sur les réseaux sociaux ont tendance à se perdre avec le temps dans les limbes des internets. Pire encore, selon le sujet, ils risquent d'attirer les trolls en tout genre.
Dans la mesure du possible, merci de privilĂ©gier l'expression de vos pensĂ©es ici sur ce blog, oĂč le texte est publiĂ© dans son intĂ©gralitĂ©, plutĂŽt que sur les rĂ©seaux sociaux. Et je me ferai un plaisir d'y rĂ©pondre !
Commentaires
"Les gens sont tellement fainĂ©ants que si tu balances un lien sur une page oĂč tu as Ă©crit plus de vingt lignes, quoi que tu dises, tu es plutĂŽt peinard."
Pas faux, mais pour les amis, on fait des efforts. Voire double effort en laissant un commentaire.
--"Et tout le monde laisse faire, plus par confort ou aquoibonisme que par adhĂ©sion rĂ©elleâŠ" Ou alors par dĂ©goĂ»t / dĂ©sespoir aprĂšs avoir vu que ne pas laisser faire, ben ça sert Ă rien. Cf les 49.3 Ă©voquĂ©s.
TarValanion > 1/ Heureusement, il y a les amis... đ
2/ Alors oui, je suis d'accord avec toi : voir qu'il n'y a pas machine arriÚre sur ce contre quoi on s'est opposé est décourageant à la longue. Mais je ne dirai pas qu'exprimer son désaccord ne sert à rien pour autant. Si peu de personnes dénoncent quelque chose, on finit par penser que la majorité est okay. Et c'est comme ça que depuis des décennies, les idées les plus gerbantes deviennent plus ou moins acceptables. Un peu comme le besoin de visibilité pour les sujets LGBT, je crois qu'il y a une nécessité de visibilité d'une certaine forme de contestation.
Un minimum quoi, de temps en temps, entre deux photos de fleurs et un coucher de soleil sur l'océan...
Ăa me rassurerait peut-ĂȘtre. Ăa m'aiderait Ă croire qu'il y a encore un espoir, et que tout n'est pas dĂ©jĂ jouĂ© pour les prochaines grosses Ă©lections...
Je crains que non seulement il ne soit en pleine forme mais qu'il ait totalement raison, ton pÚre (ok pour que tu ne lui dises pas, il a assez le melon comme ça !!)
SacripâAnne > đ Câest carrĂ©ment une pastĂšque parfois ! đ
Je partage lâopinion de SacripâAnne.
Tu peux ĂȘtre rassurĂ©, le ciboulot de ton pĂšre fonctionne bien.
Anita > Pourvu que ça dure alors ! đ§
(Je dis souvent que les Ă©nervements politiques lui font son cardio-training⊠đ«)
C'est effrayant ce silence des pantoufles, j'aime tellement cette expression !!! Et je souscris encore une fois Ă tout ce que tu dis lĂ .
Matoo > TrÚs préoccupant, oui.
Je ne connaissais pas cette citation et oui, en effet, lâimage est parfaite et terriblement dâactualitĂ©.
Et puis avec cette translation des positions politiques globales vers la droite, je crois que jâai besoin dâentendre les personnes que je connais donner des coups de gueule de temps en temps. Juste pour me confirmer quâils ont toujours le cĆur Ă gauche⊠đ
J'ai trÚs envie de réagir, mais que dire ? Je suis tellement d'accord avec vous tous. InquiÚte pour le futur, évidemment. Abasourdie par la passivité de nos concitoyens. Passivité, dans meilleur des cas, Adhésion aveuglée, trop souvent.
Je suis abasourdie aussi par la capacité de la droite pour devoyer systématiquement tous les termes en connotation négative, ce qui tue instantanément le débat ("ecolo", "féministe"...)
Il faut dire non, dire qu'on n'est pas d'accord, mais franchement, j'ai du mal à suivre la cadence. Je fais ce que je peux à mon niveau. Je me sens démunie et impuissante...
Ah ! Le silence des pantoufles. Je suis étonné que tu ne connaisses pas, tiens.
Bref, pour l'absence de rĂ©action, il y a pas mal de facteurs mais en vrac : 49.3, la mobilisation de l'an dernier sur les retraites qui a trĂšs mal Ă©tĂ© gĂ©rĂ©e par les syndicats (oĂč sont-ils maintenant quand le RSA bascule sur un truc oĂč il faut
bosserse faire exploiter, sur la niĂšme rĂ©forme de l'assurance chĂŽmage qui concerne tout le mondeâŠ), France baston dans les rues lors de manifs (gilets jaunes mais pas que), etc.L'aile gauche inaudible/pas pertinente et/ou dĂ©foncĂ©e/invisibilisĂ©e dans les mĂ©dias n'aide pas.
Wam > Ah oui, il y a ça aussi, cette facultĂ© Ă Ă©craser la contradiction en la dĂ©clarant comme une ennemie de la dĂ©mocratie⊠Tellement enrageant⊠ces fameux suffixes en -isme quâils arrivent Ă rendre pĂ©joratif, encore un truc quâils ont piquĂ© Ă lâextrĂȘme droite qui faisait ça sous le temps du borgne avec "gauchisme".
Ouais, la cadence est dure Ă suivre. đ
Tomek > Mea maxima culpa, jâignorais. đ
Le pire Ă©tant que tout ce que tu dis ta liste Ă©tait dĂ©jĂ prĂ©sent ou bien amorcĂ© dĂšs le premier mandat. Ce qui ne nous a pas empĂȘchĂ© de lui en donner un second⊠Les historiens de demain dĂ©criront-ils les français comme des dindes qui votent pour NoĂ«l ?
(Et oui, je plussoie carrĂ©ment ta derniĂšre phrase sur lâaile gauche et les mĂ©dias⊠lĂ aussi, y a Ă dire⊠on nâest vraiment pas aidé⊠đ)
Bonjour tout le monde,
je suis tombé sur votre blog d'humeur par hasard aprÚs un petit tour chez Franck Paul. Et j'adore. Le ton est vraiment bon :)
Heureusement, il y en a encore qui lisent jusqu'au bout, et Ă plusieurs reprises.
Je vais continuer mon petit tour chez vous. Merci
Safar > Lâendroit dâoĂč vous venez est une adresse digne de confiance. Soyez donc le bienvenu et faites comme chez vous ! đ