Le silence des pantoufles đŸ€

Il ne se passe pas une visite chez #MonPĂšreCeGaucho sans sa revue d’actualitĂ©s politiques hebdomadaire. Et si c’est une semaine oĂč je suis dans le Sud, celle-ci se fait au tĂ©lĂ©phone. J’imagine que beaucoup pourraient trouver ça un peu lourdingue (surtout si les opinions du paternel en question divergent sauvagement des siennes), moi, ces conversations me rassurent. Elles me permettent de jauger autant l’état de son moral que celui du fonctionnement de sa caboche. À bientĂŽt 80 ans, s’il y a fougue et passion dans son propos, c’est que les voyants sont au vert. Et pour ce qui est du fonctionnement, ses analyses me laissent penser que sa carte-mĂšre cĂ©rĂ©brale tient encore la route.
À chacun ses thermomùtres.

Comme j’étais chez lui, le week-end dernier, je vous fais part d’une partie de notre discussion


Lui : Je t’ai dĂ©jĂ  parlĂ© du CETA ?
Moi (voyant dĂ©jĂ  lĂ  oĂč il veut en venir, et sur le ton d'un bon Ă©lĂšve qui n'a pas envie de se faire taper sur les doigts) : L’accord commercial de libre-Ă©change entre l’Europe et le Canada qui est appliquĂ© prĂ©maturĂ©ment depuis 2017 alors qu’il n’a toujours pas Ă©tĂ© ratifiĂ© par de nombreux pays, dont la France ?
Lui : C’est ça ! Et tu as entendu qu’en mars dernier le SĂ©nat a rejetĂ© Ă  plus de 80% des voix sa ratification ?
Moi : Yep.
Lui : Et « la macroniste » qui dit que mĂȘme si la ratification ne passait pas Ă  l’assemblĂ©e il pourrait quand mĂȘme s'appliquer, tu as vu ? À priori, rien n’obligerait le gouvernement Ă  notifier cette dĂ©cision Ă  Bruxelles et tant que ce n’est pas fait l’accord continue Ă  ĂȘtre en vigueur.
Moi ; Yep, j’ai vu la vidĂ©o. J’ai aussi lu que le gouvernement comptait jouer la montre en ne mettant pas le texte Ă  l’ordre du jour de l’assemblĂ©e avant les Ă©lections europĂ©ennes.
Lui : Exactement. AprĂšs tous les dĂ©nis de dĂ©mocratie des lois passĂ©es aux forceps du 49.3, ils ne sont plus Ă  ça prĂšs. (Long monologue sur les dĂ©rives permanentes de ce parti et la dangereuse porte qu’il ouvre Ă  un parti « encore plus extrĂ©miste » en faisant fi des oppositions au sĂ©nat et Ă  l’assemblĂ©e). C’est tellement Ă©norme que je pensais que ça allait faire rĂ©agir les gens, mais non. Ça passe comme une lettre Ă  la poste. Effrayant !

Il y a tellement de choses qui passent crÚme que je ne voyais pas une seconde un truc qui ne concerne pas directement le quotidien des français faire réagir. Anyway...
Je pensais que nous allions en rester lĂ , ou encore passer au dossier suivant. Mais non. Il m’a dĂ©stabilisĂ© avec une question peu dans ses habitudes.

Lui : Et toi, dans ton entourage ? Il y a eu des réactions ? Sur les réseaux sociaux, il y en a qui ont tapé du poing ?
Moi : Oula ! Bon, alors ce n’est que mon ressenti, je me trompe peut-ĂȘtre... Tout ça, c’est terminĂ©. Les rĂ©seaux sociaux ne sont plus le vecteur des opinions politiques de chacun. Les gens ont bien vu qu’il y avait un glissement des positionnements vers la droite. Si tu as un « gros compte trĂšs suivi », tu as statistiquement beaucoup de chance de l’ĂȘtre Ă©galement par des gens de droite. Alors si tu es de gauche et que tu ne veux pas perdre ton lectorat, tu as plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă  te limiter Ă  des sujets consensuels.
Lui : En somme plus tu as d’audience, moins tu es libre de tes propos ?
Moi : Il y a un peu de ça, oui. Perso, j'en ai rien Ă  carrer de l'audience, mais sur certains points, je peux comprendre. On a quittĂ© l’ùre de la discussion, du dĂ©bat, de l’ouverture d’esprit depuis pas mal de temps dĂ©jĂ . On est dĂ©sormais dans l’ùre de l’affirmation et de la dĂ©fense de ses positions. Les pensĂ©es ont laissĂ© la place aux convictions qui sont dĂ©fendues becs et ongles sur la place publique. Je crois que le doute a disparu. Alors si tu n’as pas envie de partir dans des discussions interminables avec des gens que tu ne connais pas, qui comme toi ne sont spĂ©cialistes de rien, et qui te liront en diagonal avant de te contredire en tournant en boucle sur les mĂȘmes arguments, tu as plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă  Ă©viter les sujets polĂ©miques.
Lui : Mais alors, vous parlez de quoi sur les réseaux sociaux ?
Moi : De tout et de rien. MĂȘme en ayant une petite audience, je me limite Ă  quelques photos que je trouve jolies, Ă  des anecdotes anodines, des recettes de cuisine
 Si j’ai envie de vider mon sac sur quelque chose d’un peu plus politique, je prĂ©fĂšre le faire ailleurs. Les gens sont tellement fainĂ©ants que si tu balances un lien sur une page oĂč tu as Ă©crit plus de vingt lignes, quoi que tu dises, tu es plutĂŽt peinard. (
) Si tu regardes les contenus populaires mis en avant par les algorithmes des diffĂ©rentes plateformes, tu constates que tu as plus de chance de percer et « faire du like » avec de l’humour qu’avec un propos qui convoquerait plus de cinq neurones.
Lui, s'extirpant de son fauteuil pour aller aux toilettes en levant les bras au ciel : Le triomphe de la vacuité sur les idées ! MisÚre !
(Sur le coup, il m’a fait penser Ă  Philippulus, le faux prophĂšte dans Tintin. Alors bien Ă©videmment, j’ai ri
)

Cette discussion a du le travailler, car il est revenu Ă  la charge aprĂšs le dĂźner.
Lui : Si je te dis « le silence des pantoufles », ça te parle ?
Moi : 😀 Nope

Lui : C’est un auteur suisse qui a Ă©crit dans les annĂ©es 50 « Pire que le bruit des bottes, je redoute le silence des pantoufles ». Il faisait rĂ©fĂ©rence lĂ  Ă  une certaine complicitĂ© de la population allemande qui par son silence avait laissĂ© Hitler accĂ©der au pouvoir. Nous sommes dans une situation semblable oĂč des verrous dĂ©mocratiques sautent, oĂč les actions du gouvernement font grimper les idĂ©es d’extrĂȘme droite comme jamais. Et tout le monde laisse faire, plus par confort ou aquoibonisme que par adhĂ©sion rĂ©elle
 enfin j’espĂšre ! Faudra pas s’étonner si l’histoire se rĂ©pĂšte en 2027 (
) Le plus dĂ©sespĂ©rant dans tout cela est que les mĂȘmes personnes qui se taisent aujourd'hui seront les premiĂšres Ă  ĂȘtre indignĂ©es demain et Ă  dĂ©goiser du « comment on en est arrivĂ© lĂ  ». Bien sĂ»r, ils ne manqueront pas de pointer un doigt accusateur sur ceux qui ont tapĂ© du poing sur la table. Il viendra un jour ou l’autre oĂč chacun devra se poser la question du manque d’éloquence de ses pantoufles. (
)

« Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles ! »
Max Frisch, Monsieur Bonhomme et les Incendiaires, 1958

« Il viendra un jour ou l’autre oĂč chacun devra se poser la question du manque d’éloquence de ses pantoufles ».
#MonPĂšreCeGaucho , 2024.

photomontage d'une botte en cuir noir à l'intérieur d'un chausson en daim
Quand une botte enfile un chausson...

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