Dancefloor des sens 3/3

La première année de Fac commence sur les chapeaux de roues. En 1989, je suis inscrit en LEA d'Anglais-Allemand à l'université de Jussieu où je dois faire face à de nouvelles habitudes, et surtout de nouveaux visages. Les amis du lycée sont soit restés une année supplémentaire en terminale, soit dans des filières d'autres universités. Premiers cours dans un amphithéâtre. Je dois tendre l'oreille pour capter le cours de civilisation américaine. Autour de moi, ça griffonne en silence. Je suis perdu. Ça ne va pas être évident de se faire de nouveaux amis. Heureusement, tous les cours ne se font pas en amphi et ceux qui ont lieu dans des classes me sont plus familiers.

Parallèlement, j'ai passé mon permis de conduire, et ayant sympathisé avec le directeur de l'auto-école, il me propose d'assurer à temps partiel des permanences au bureau, où je m'occupe du secrétariat et des cours de code. J'ai un bon contact avec les élèves, ils ont mon âge et je leur enseigne le code avec un langage qui nous est commun. Deux soirs par semaine, je continue les cours de théâtre. Ce petit atelier me permet de m'évader et de vaincre une certaine timidité. Tout cela pour dire que mes semaines étaient bien chargées et me laissaient peu de temps de liberté pour explorer la vaste carte des désirs.

Dans les couloirs de Jussieu, on commence à se reconnaître, des affinités se créent. Je me suis rapproché de Katy et Pierre avec qui j'ai de nombreux cours en commun. Katy est une allemande qui est venue faire ses études à Paris. Elle travaille à temps partiel dans une librairie germanophile du 18ème arrondissement. Pierre est banlieusard comme moi. Dès le début, j'apprécie le coté fofolle de Katy, un peu délurée, un peu décalée ainsi que l'humour cynique de Pierre qui n'hésite pas à sortir un bon mot dès que l'occasion se présente. Rapidement nous formons un trio qui se retrouve le matin au café avant les cours, et ne se quitte plus jusqu'au soir où chacun regagne ses pénates.
Quelques mois après, les premiers partiels approchent. Si les épreuves d'anglais ne nous posent aucun souci, celles d'allemand sont une source d'angoisse pour Pierre et moi, aussi bien pour ce qui est de la traduction que de la civilisation. Katy se propose de nous y préparer en nous faisant bosser les jours où nous n'avons pas cours ainsi que quelques soirs de la semaine. Ambiance studieuse parsemée d'éclats de rire et de délires. Un soir, n'ayant pas le courage de prendre le rer vers ma banlieue, j'accepte l'invitation de Katy à squatter sa banquette. Pierre parti, nous ne sommes plus que deux à nous raconter nos vies jusqu'à très tard dans la nuit.
Les partiels réussis ont contribué à nous rapprocher davantage. Nous sommes maintenant connus dans le département de LEA comme les trois inséparables de 1ère année. Les soirs où je ne suis pas bloqué par l'auto-école ou le théâtre, je les passe à Paris avec mes deux acolytes. Un resto, un ciné, une expo, et occasionnellement une boite. Pierre est fan de Prince et quand les premières notes de la Batdance retentissent, il entre en transe.
"Get the funk up ! Batman
Get the funk up ! Batman
Go go go with a smile!"
Pour ma part, j'adore Prince depuis Parade et Katy l'a apprécié depuis l'album précédent Lovesexy. La Batdance devient notre hymne et nous nous éclatons sur la Dancefloor.
"Hi, Bruce Wayne
I've tried to avoid all this, but I can't
I just gotta know... are we gonna try to love each other?
Stop the press - who is that? Vicky Vale"
Si le programme de nos soirées varie, elles se terminent généralement par de longues discussions chez Katy avant de s'endormir. Elle dans sa chambre, Pierre et moi dans le canapé du séjour. Chacun tourné de notre côté, il n'y a aucune ambiguïté. Je dois cependant reconnaître qu'une ou deux fois, l'idée saugrenue de tenter quelque chose m'a effleuré. Il est plutôt bien foutu, un petit brun avec un charmant sourire et quelques tâches de rousseur.

Les semaines passent, Katy nous a fait un double de ses clés Rue de la Grange aux Belles. Début avril, nous arrivons maintenant aux amphis tous les trois bras dessus bras dessous. Un midi au resto U, une étudiante qui nous connaissait ose nous poser la question qui trotte dans la tête de beaucoup. "Mais qui couche avec qui chez vous?". Pierre répondra "C'est pourtant évident! Tout le monde… Il y a même de la place pour une ou deux personnes encore. Tu as un frère ?". Le jeu du triangle amoureux est lancé.
En traduction américaine, le cours est plutôt détendu. La prof est sympathique et chacun notre tour, nous proposons notre phrase oralement. Je tente un extrait de William Blake. Katy intervient par "Mon ange, je ne suis pas d'accord, la traduction devrait plutôt être…". Et Pierre de lui répondre : "Mon trésor, moi, je suis plutôt d'accord avec celle de mon chéri. Je modifierai juste la fin par…" Fou rire général interrompu par la prof qui avec le sourire tranche notre conflit par "A vous trois, vous avez la traduction parfaite". Juste ce dont notre trio n'avait pas besoin : Une validation!

Nous dînons chez Katy. Je ne sais plus comment, mais ce soir-là, nous en sommes venus à parler pour la première fois (bizarrement) d'homosexualité. Pierre nous confie qu'il a déjà eu deux expériences avec des garçons. Katy n'est pas choquée, je suis surpris. Il ne nous avait parlé que de ses aventures féminines afin de ne pas mettre en danger notre amitié naissante, ensuite il n'avait pas trouvé le moment opportun avant ce repas pour préciser certains points. Je raconte alors mes deux petites approches, le baiser de Greg au chalet du lac et le tripotage avec l'inconnu de la discothèque l'année précédente. Katy est surprise, Pierre davantage encore mais me reproche de ne pas avoir rappeler le garçon. Le soir même nous retournons à la Loco.
"If a man is considered guilty
For what goes on in his mind
Then gimme the electric chair
For all my future crimes."
Fort à propos de ce qui se trame dans ma tête alors que les stroboscopes m'offrent les plus beaux des sourires complices sur les visages de mes deux amis. Nous rentrons épuisés et tombons comme des masses jusqu'au lendemain.

Un autre matin, je me trouve au passage entre le sommeil et l'éveil. Ces quelques minutes où on commence à prendre conscience dans la douceur du monde extérieur. Je m'aperçois que durant la nuit, je me suis retourné vers Pierre et que ma main est passée par-dessus son épaule pour être posée maintenant sur son torse où je sens ses poils sous mes doigts. Délicatement, je vais pour me dégager en essayant de ne pas le réveiller quand il saisit ma main dans la sienne pour la blottir davantage contre lui. "Shhhh" dit-il. En cuillère, nous restons immobiles dans le silence de cette nouvelle intimité. Et cette érection matinale qui se renforce et ne veut pas tomber!
Une bonne demi-heure après, Katy s'est levée et pour aller à la salle de bain, entre dans le salon. "Vous avez froid tous les deux ou quoi ?" Pierre ouvre un œil.
Pierre : "Viens, il y a de la place pour toi."
Katy : "Dans deux heures, je dois être la librairie."
Moi : "Y a pas le feu donc"
Pierre ouvre le drap et lui tend la main. Trois cuillères qui se font un calin de bon matin. Katy déplore que je sois à l'opposé et viens se glisser entre nous deux.
Katy : "Vous n'allez pas m'abandonner tous les deux?"
Pour toute réponse, Pierre approche ses lèvres de la joue de Katy. J'en fait autant sur l'autre. Nous serrons nos bras plus fort pour la rassurer. C'est alors que les lèvres dérapent et que trois langues se mélangent. Peu à peu des mains caressent les corps et les jambes se chevauchent. De la douceur en cette fin d'avril.
Les impératifs de Katy font que nous devons nous interrompre. Nous prenons tous les trois le petit déjeuner comme si de rien n'était. Un petit clin d'œil ici ou là, une caresse. Elle s'habille et nous embrasse avant de partir.
Katy : "On se voit ce soir ?"
Moi : "Je suis à l'auto-école et ensuite au cours de théâtre. C'est plus simple si je reste chez moi. Mais demain soir, sans problème."
Pierre : "Je dois passer chez mes parents prendre des vêtements ce soir. Okay pour demain. Je t'accompagne au métro."

Sous la douche, je m'interroge plus sur ce que Katy et Pierre sont en train de se dire dehors que sur ce qu'il vient de se passer et où cela va nous conduire. C'était doux, parfois maladroit, comme peuvent l'être des amis qui vont trop loin. J'attends déjà le lendemain soir avec impatience. La porte claque, Pierre est de retour. Il met le CD de Prince dans le lecteur. Je termine ma douche. Quand je sors de la salle de bain en slip et t-shirt, Pierre s'est recouché et à retirer le rideau. Pénombre. Je reste paralysé. Est-ce une invitation? Est-ce que je dois finir de m'habiller?
Pierre : "T'es pressé ce matin?"
C'est donc une invitation. J'ai de toute façon envie de le comprendre ainsi. Je fais le tour du canapé-lit et m'allonge à côté de lui sous les draps. Il me précise qu'il n'a rien sur lui (comme si je ne m'en n'éait pas rendu compte!) et demande à ce qu'on soit à égalité. J'enlève mon t-shirt. Quand ma tête sors de dessous le tissu, ses lèvres rencontrent les miennes. Son baiser est toujours aussi doux mais plus profond. Etreinte et caresses. Puis il disparaît sous les draps. Mon slip roule sous ses doigts le long de mes jambes. Sa bouche se pose sur mon organe dressé qui n'attendait que cela. Centimètre par centimètre, il m'avale. Je profite de sa douceur de longs moments. Et puis j'ai envie de lui rendre la pareille. Je me redresse, l'allonge à son tour. Lentement, je caresse son membre. J'hésite encore, les yeux pétrifiés. Je les ferme et me lance. Naturellement. Je découvre le plaisir qu'il y a à donner ce qu'on vient de recevoir.
Un peu plus tard, je suis sur lui en train de l'embrasser quand il me redresse pour que je m'asseye sur lui. De sous l'oreiller il sort deux préservatifs et un tube de lubrifiant. "Je suis passé à la pharmacie avec Katy en l'accompagnant au métro". Elle sait donc déjà. C'est même elle qui lui a conseillé au cas où nous irions plus loin. Mentionner Katy, une femme, me fait hésiter. Des questions se bousculent dans ma tête. Mais je sais aussi que c'est maintenant ou jamais, et que je veux savoir. Je reste muet. Il déroule le latex sur moi, ses yeux droits dans les miens. Il a saisi le lubrifiant et m'a généreusement tartiné avant d'écarter les jambes et d'y glisser sa main. "Doucement, n'oublie pas que je n'ai pas l'habitude". Silence. Petit à petit je glisse en lui. Il pousse un petit cri de douleur. "Ça va ?". "Ouais, mais piano piano". Je ne peux m'empêcher de constater qu'en effet je suis plus à l'étroit que dans d'autres orifices que je connaissais déjà. Longs et lents va-et-vient. Gémissements timides réciproques. Puis de sa main, il me fait sortir, je m'allonge sur lui, l'embrasse doucement.
"The arms of Orion that's where I wanna be
Since U've been gone
I've been searching 4 a lover
In the Sea of Tranquility
I'm drowning without U here, my dear"
Le CD tourne en boucle depuis plus d'une heure. Superbe slow "Arms of Orion" en duo avec Sheena Easton.
"Si tu as envie d'essayer, il y a une autre capote."
"Heu… Peut-être. Je sais pas. (quel nigaud je fais!) D'accord, mais pianissimo".
Il m'allonge sur le ventre, m'embrasse le dos tout en jouant de ses doigts lubrifiés là où il devra bientôt s'immiscer. Une décharge électrique me parcourt. On va arrêter là, je crois. Je me contracte, ce qui a l'effet contraire à celui escompté. Nouvelle décharge d'électricité.
"Souffle doucement, décontracte-toi."
J'obéis, souffle et essaye de me laisser aller. Je m'ouvre à lui. Peu à peu la douleur laisse place au bonheur. L'électricité en décharge était douloureuse mais canalisée en flux doux et régulier, elle est source de sensations hallucinantes. Je découvre le plaisir qu'il y a de recevoir ce qu'on vient de donner.
Apothéose de la jouissance où face à face, chacun en main le sexe de l'autre, nous explosons en un cri.

La fin de l'année universitaire s'est écoulée dans le bonheur. Si notre trio était plus calme sur le campus, ce n'était que pour mieux cacher et préserver les petits délits pervers de la Rue de la Grange aux Belles. Tantôt à trois, tantôt à deux, nous avons exploré toutes les combinaisons.
16 Juin 1990 - Nous avons tous nos UV de première année et nous fêtons les vacances avec Prince au  Parc des Princes. Je vous laisse imaginer notre joie quand il commence Batdance.
"Ooh yeah, ooh yeah
I wanna bust that body
Ooh yeah, ooh yeah
I wanna bust that body right"

"Ever dance with the devil in the pale moon light?"


(Epilogue à suivre…)

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.
Série Dancefloor des sens : Billet 1 / Billet 2 / Billet 3 / Épilogue

Ce billet a reçu les commentaires suivants :

TarValanion :
Encore une fois un texte magnifique. J'adore la façon dont tu immisces des chansons dans cette histoire. Vraiment tu devrais regrouper tout ca et l'envoyer à Pascal.
J'attends l'epilogue avec impatience.

Orpheus :
TarValanion : Merci, tous tes compliments me touchent. C'est très gentil à toi de m'avoir encouragé à chaque étape de cette narration par un petit commentaire.
J'ai essayé de restituer cet "apprentissage" de la vie le plus fidèlement possible. Ce parcours s'étant étalé sur plusieurs années, lorsque j'ai cherché un fil conducteur pour lier le tout, c'est naturellement que la musique et la danse se sont imposées. J'ai peut-être même choisi une solution de facilité.
Maintenant, pour ce qui est du recueil de Pascal, j'hésite un peu. Il n'a pas manifesté son intérêt. Peut-être ne l'a-t-il pas lu. Je ne sais pas. Et puis sans fausse modestie, mon style est loin d'être littéraire pour trouver sa place dans un recueil. Peut-être aussi un reste de timidité que les cours de théâtre n'ont pas complètement chassé...
Merci encore à toi.

Lisbeï :
Merci pour l'histoire, merci pour Prince, merci pour The Arms of Orion...

Webast :
Wahou !!!
Putain fait chier j'ai rien vécu de tout ca moi :(
Zut zut zut :)

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