Dancefloor des sens 1/3

Aujourd'hui j'écoute le dernier CD de Jimmy Somerville. Home Again. Sa voix haut perchée sur un beat toujours aussi disco me donne envie de me trémousser. J'adore. Dès le second titre, des souvenirs d'un (très/trop) lointain passé reviennent à la surface me hanter.

J'ai bientôt quatorze ans. Dans le village où j'habite chez mes parents, un étang dans un parc offre aux jeunes une aire de détente où nous restons des heures à bavasser assis dans l'herbe. A l'ombre des saules les couples se forment et nous nous bécotons dans ce cadre idyllique sous l'œil bienveillant des cygnes.
A cette époque, je sors avec Emmanuelle. Elle est un peu sauvageonne, terriblement sensuelle et très convoitée par les autres gars du collège. Donc fatalement, je suis très fier d'avoir décroché la timbale et d'être son favori. Elle refuse que je l'appelle Manu, ça fait trop garçon me dit-elle. Et moi je la taquine avec cela. Un psy dirait que je l'appelais ainsi parce qu'inconsciemment j'aurai aimé qu'elle soit un garçon. Mais était-ce vraiment inconscient? Déjà à la piscine, j'avais remarqué que mon œil était intéressé par les détails anatomiques de mes petits camarades, pareil au gymnase où j'étais aussi à l'aise dans les vestiaires qu'un poisson dans l'eau. Ce penchant ne me préoccupait pas plus que cela. Très tôt j'avais eu des petits flirts avec des copines et pour tout le monde autour de moi c'était ainsi. Un garçon embrassait une fille, j'aimais ça et donc pas de quoi se traumatiser le cerveau avec des réponses à des questions que je ne me posais pas.

Au bord de l'étang, il y a une petite maison: le "Chalet du Lac", un local municipal qui sert aux réunions communales, à l'association du club de tennis dont les deux cours se trouvent un peu plus loin, et également mis à disposition des jeunes du village pour organiser des boums et soirées d'anniversaire. Chacun apporte de quoi manger ainsi que quelques bouteilles de soda. Loin de la violence des grandes villes, les parents nous font confiance, et sans chaperon, nous nous amusons du début de la soirée jusqu'à deux heures du matin, heure imposée par la municipalité. Cet été là, Jimmy Somerville alors chanteur ouvertement homo du groupe Bronski Beat squatte le haut des hits avec Why. Certains le raillent en le traitant de pédé castra, d'autres s'en moquent mais nous dansons tous frénétiquement sur ce titre. Au milieu de la piste de danse, j'ai mon cercle, ma petite bande. Corinne, Céline, les jumeaux Franck et Ludo, Jérôme, Nicolas, Greg et bien sûr Emmanuelle. Déjà à l'époque, tout en dansant, je singe les clips vidéos, le plus souvent avec Céline ou Manu.
"Can you tell me Whyyyyy,
can you tell me Whyyyyy,
tududududu dudu du tududududu du du"
Greg s'avance alors vers moi signifiant l'envie de danser à la Bronski Beat. Okay, je suis ton Jimmy. Au centre du cercle, sous le regard amusé de la fine équipe, nous nous trémoussons laissant courir de temps à autres nos mains sur le corps de l'autre. Rien de bien méchant, très soft, mais ce souvenir est pour moi comme un point de départ. Il est dans ma mémoire le premier contact avec la peau d'un garçon. Je ne sais pas si c'est de danser qui m'a donné si chaud ou s'il s'agit de Greg, mais après quelques danses je suis sorti du chalet pour prendre un peu l'air. Quelques minutes après, j'entends des bruits de pas derrière moi. Je ne me retourne pas, toujours le regard fixé sur les étoiles de cette belle nuit d'été. Emmanuelle s'assoit à côté de moi, une jambe à cheval sur les miennes. Sans un mot, elle attrape ma main, la glisse sous son tshirt tandis que j'approche mes lèvres des siennes. Nous sommes moites et heureux de cette soirée.

Quelques semaines plus tard, nous sommes en cercle assis dans l'herbe toujours au bord de cet étang, et après avoir discuté quelques heures, Céline lance le jeu Action ou Vérité. A unetelle de répondre à telle question, à untel d'exécuter tel gage. Soudain Corinne, qui a du être lassée de nous voir Emmanuelle et moi nous rouler des pelles tout l'après-midi, m'ordonne d'embrasser avec la langue pendant au moins une minute Greg. Eclat de rire général. "Allez ! Le patin! le patin!". Je me redresse et m'approche de Greg. Manifestement il n'en a pas envie. Mais poussé par les autres, il se met lui aussi à quatre pattes et s'approche pour me faire face. Nos yeux se ferment, nos bouches s'ouvrent et nos langues se mélangent. Le temps semble s'être arrêté, je n'entends plus trop les autres autour, ça doit faire une minute là, allez, je me décole. Emmanuelle se marre, elle ne doit pas être consciente du plaisir que j'ai pris à ce premier baiser. Je lui prends la main et me blottit dans ses bras. Sentiment de culpabilité. Je n'ose regarder Greg pour voir comment il réagit. D'autres gages, d'autres questions. Fin de l'après-midi.

Déjà septembre, c'est la fin de l'été. Une dernière soirée a lieu au Chalet du Lac avant la rentrée scolaire. Il y a beaucoup plus de monde, tous sont revenus de vacances. Tandis que certains dansent à l'intérieur, d'autres se retrouvent après des semaines d'absences à l'extérieur et se racontent leurs aventures. Les portes-fenêtres grandes ouvertes du Chalet font la jonction entre ses deux mondes. La nuit est déjà tombée. Nous sommes à nouveau tous en cercle sur la piste. Sur le côté Greg que je n'ai pas revu seul depuis l'épisode du baiser. Je ne sais pas quoi lui dire, comme si la culpabilité à éprouver du plaisir à notre échange empêchait tout autre forme de communication.
"Contempt in your eyes as I turn to kiss his lips
Broken I lie all my feelings denied
blood on your fist
Can you tell me whyyyyy"
Il fallait s'y attendre. Tôt ou tard cette chanson devait passer. Après quelques secondes d'hésitation, je m'avance et fait un signe de tête à Greg qui comprend le message et vient me rejoindre pour être mon Jimmy. Le trouble de la dernière fois s'estompe et nous retrouvons notre complicité. Nous sommes tous deux plus sages et gardons nos mains à l'abri du corps de l'autre. Cet équilibre fragile vacille cependant à la pause musicale où Greg s'approche pour me rouler un patin. Instinctivement je recule d'un pas avant de revenir poser mes lèvres sur les siennes. Cette fois je suis conscient de ce qui se passe autour de nous. Les amis rient, d'autres sifflent ou applaudissent. Je me doute que cette histoire fera jaser dans la cour du collège la semaine suivante. Avant la fin de la chanson, ma langue quitte celle de Greg. On se regarde, le rire aux lèvres. Emmanuelle revient plus près. Je l'attrape et la serre fort, nos lèvres se collent. Plus tard, pendant la session des slows, je ne la quitte pas des bras et des lèvres. Besoin de me réaffirmer?

Greg était dans un autre collège de la région et nous ne nous sommes que très peu revus. Nous n'en avons jamais reparlé. Ces parents ont déménagé et je ne l'ai jamais revu.
Manu et moi n'avons jamais parlé de ces deux baisers. Pour elle, il était évident qu'il ne s'agissait que d'un jeu, alors que moi j'avais la certitude d'avoir fait une découverte que j'approfondirai plus tard.
Il y eût bien d'autres soirées au Chalet du Lac mais après celle-ci, aucune n'eut pour moi la même saveur.
Il me faudra attendre quelques temps encore avant que d'autres Dancefloors me permettent d'aller plus en avant dans ma quête des sens.

Allez, je me repasse encore un petit Jimmy Somerville.
"You and me together… Fighting for our love…
You and me together… Fighting for our love…"

(à suivre)

NotaBene :
Ce billet a été initialement publié sur la première version du blog.
Série Dancefloor des sens : Billet 1 / Billet 2 / Billet 3 / Épilogue

Ce billet a reçu les commentaires suivants :

Cossaw :
Bien raconté et attendrissant... en tout cas tu présentes là encore une des nombrueses facettes de la quête de sens d'un jeune vers la compréhension de qui il est - quelle que soit sa sexualité d'ailleurs.

Floflo :
Comme d'habitude quand je te lis je suis impatiente de lire la suite. Mais cette fois encore plus que d'hab, car j'apprends des choses sur lesquelles nous n'avons jamais discuté vraiment. Pourquoi, va savoir.
Ecris nous vite la suite. Gros bisous et surtout reste comme tu es c'est pour ça que je t'aime.

Orpheus :
Cossaw : merci. et oui, une histoire de découverte de plus. c'est la mode dans la pédéblogosphère!
Floflo : ben oui, je me rends compte qu'on est jamais rentré dans les détails. Ben va falloir calmer ton impatience, les 2 autres volets ne sont pas encore écrits...

TarValanion :
J'ai beaucoup aimé ce texte et il me tarde de lire la suite.
C'est peut etre une mode en ce moment, mais au moins, c'est une mode utile. Ces textes peuvent peut etre aider des gens.

Orpheus :
Merci TarValanion de m'encourager à publier la suite!
Je ne suis pas certain que celà aide grand monde. Les temps ont bien changé, et je crois que c'est bien moins boulversant pour un jeune aujourd'hui de sauter le pas que ça ne l'était dans les années 80.

Marie :
J'aurais aimé pouvoir le faire dans les années 55, seulement avec un garçon et c'était interdit ... les filles ne SORTAIENT PAS. C'est très beau de sincérité.

Fil des commentaires de ce billet